L'Echo de la Fabrique : 26 janvier 1834 - Numéro 56

 Propagande.

La plaie la plus hideuse de notre société, celle qui engendre le plus d?abus, et qui a jusqu?à présent suscité le plus d?obstacles à sa marche progressive, sans contredit c?est l?ignorance. Lorsque tous les hommes, par l?intelligence de leurs droits et de leurs devoirs, auront enfin reconquis le sentiment de leur dignité, il est certain que les préjugés humilians, que les injustices criantes sous lesquels ils se courbent encore, disparaîtront bientôt devant leur énergique volonté. L?exploitation de l?homme par l?homme, les privilèges, toutes ces immoralités déguisées sous de beaux noms et contre lesquels viennent se briser des c?urs généreux, des cerveaux intelligens condamnés par elles à rester inutiles au détriment même du bien-être général, seraient à jamais effacés de nos codes et de nos m?urs par une révolution toute pacifique. Répandre l?instruction c?est donc travailler à la régénération sociale de la manière la plus [5.1]salutaire ; c?est donc bien mériter de l?humanité. Eh bien ! voila une partie de la tâche que les républicains, auxquels on n?épargne ni les calomnies, ni les persécutions, se sont imposée. Voila une partie du but à la réalisation duquel ils se sont dévoués.

Les lois autorisent un mode de publication, fort puissant pour répandre partout et à bon marché l?instruction ; c?est la vente dans les rues d?écrits imprimés1. Les rédacteurs de la Glaneuse, de concert avec le comité central lyonnais de la Société des Droits de l?Homme et du Citoyen, ont entrepris de faire jouir notre généreuse population ouvrière des bienfaits de la Propagande.

Le dimanche et lundi 5 et 6 janvier, quatre crieurs, après avoir rempli toutes les formalités exigées par la loi, vendaient dans les rues les plus fréquentées une brochure intitulée : Réponse complète à ceux qui accusent le parti républicain de vouloir l?anarchie et le bouleversement de la propriété2. L?avidité avec laquelle le public recevait cet écrit, l?espèce d?enthousiasme avec lequel les crieurs avaient été reçus par la population, éveillèrent l?attention de la police et du parquet ; dès-lors mille tracasseries furent suscitées par ces messieurs à la Propagande. En dépit de tous les obstacles, la vente fut continuée le dimanche suivant, et la pluie qui tombait par torrens, la police qui essaya d?arrêter les crieurs, n?empêchèrent pas qu?en moins de deux heures plus de 1,500 exemplaires de la Déclaration des Droits de l?Homme et du Citoyen3, n?eussent été distribués. Quelques agens de police s?étant avancés contre un groupe le sabre à la main, furent désarmés sur-le-champ. Le citoyen Burnichon fut arrêté pour avoir annoncé à haute voix le titre de la brochure que l?on vendait. Depuis, il a été condamné par le tribunal de police correctionnelle à 25 fr. d?amende et mis en liberté.

Les républicains n?ont pas cru devoir céder à des vexations arbitraires ; ils avaient annoncé que dimanche, 19 janvier, à onze heures du matin, ils continueraient à faire vendre leurs écrits. On était décidé à s?y opposer, des mesures extraordinaires avaient été prises, toutes les troupes cantonnées dans les villes environnant Lyon, avaient reçu l?ordre de s?avancer jusqu?à demi-lieue des faubourgs ; les postes étaient triplés, des piquets de la ligne stationnaient sur les quais et sur les places ; enfin, toute la police était sur pied. Deux des crieurs avaient été arrêtés la veille ; les deux qui restaient sont sortis à l?heure annoncée, accompagnés chacun d?un membre du comité central lyonnais de la Société des Droits de l?Homme, muni d?une permission pour crier et vendre aussi. Il est impossible de décrire l?empressement des citoyens qui se pressaient sur leurs pas ; ce spectacle avait quelque chose d?imposant que les autorités ont bien fait de ne pas troubler.

Le lendemain le comité central du département du Rhône a publié une adresse aux associations politiques et industrielles, et à tous les citoyens qui avaient contribué à la manifestation de la veille, manifestation qui doit être regardée comme une journée de triomphe pour les républicains.

Les rédacteurs de la Glaneuse nous prient d?insérer la note suivante :

Avis important.

Un homme qu?on est loin de croire sans rapport avec la police, voyant combien la vente des écrits par nos crieurs et par ceux de M. Reverchon réussissait dans les rues, a voulu imiter notre entreprise patriotique par une entreprise toute de spéculation mercantile. [5.2]Il est probable que, comme à Paris, la police usera de ce moyen pour tromper les citoyens par l?apparence du costume, et pour chercher à leur vendre ainsi ses écrits. Nous avons donc dû donner de suite à nos crieurs une marque très distinctive, afin que le public les reconnaisse immédiatement au premier coup d??il.

A dater de dimanche prochain, jour auquel nos crieurs reparaîtront, ils auront toujours la blouse gauloise serrée par la ceinture tricolore, mais ils auront un chapeau ciré à forme haute, de couleur rouge écarlate, orné de la cocarde nationale et ayant cette inscription : « droits de l?homme. » Sur le devant de leurs boîtes vernies, de couleur également rouge, on lira, ces mots tracés en lettres blanches : « écrits démocratiques. » ? Nos concitoyens se souviendront de ces marques de distinction et ne seront, par ce moyen, pas exposés à être trompés par les crieurs dont nous avons parlé. Ces derniers n?ont du reste aucune inscription sur leurs chapeaux.

Notes de base de page numériques:

1. La seconde partie de l?année 1833 avait vu le pouvoir orléaniste tenter par tous les moyens de rogner deux acquis majeurs de la révolution de Juillet : le principe du jury et la liberté de la presse. Les crieurs publics favorisaient diffusion et publicité aux brochures et pamphlets des différentes factions républicaines et ils étaient donc dans la ligne de mire du pouvoir qui essaya de les interdire. À Lyon, c?est à la fin du mois de décembre que les crieurs publics apparurent et l?agitation fut à son comble en janvier suivant ; quelques semaines plus tard, le 16 février, une loi fut votée  interdisant aux crieurs publics de brochures et journaux l?exercice de leur profession sans l?autorisation de la municipalité.
2. Jacques-François Dupont de Bussac, Réponse complète à ceux qui accusent le parti républicain de vouloir l?anarchie et le bouleversement de la propriété, Clermond-Ferrand, Impr. de Veysset, 1833 (il s?agit de la plaidoirie de Dupont, défenseur du capitaine Kersosi lors du procès du complot des 27).
3Déclaration des droits de l?homme et du citoyen. Publiée par la Société des droits de l?homme pour éclairer leurs concitoyens, Paris, Impr. de Setier, 1833.

 

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