L'Echo de la Fabrique : 26 janvier 1834 - Numéro 56

 SOUVENIRS D’UNE DAME

SUR NAPOLÉON A STE-HÉLÈNE.

Pendant les deux années que je passai à Ste-Hélène, il m’était si facile de voir l’empereur Napoléon, que j’aurais pu remplir des volumes de petites circonstances de sa vie privée qui, aux yeux de bien des gens, eussent été d’un grand intérêt ; car durant les années 1815, 1816 et 1817, on était insatiable d’anecdotes sur le prisonnier de Sainte-Hélène. Je me rappelle parfaitement qu’à notre arrivée à Portsmouth, en septembre 1817, aussitôt qu’on eût appris dans la ville que le régiment qui venait de débarquer avait passé deux ans près de l’ex-empereur, des personnes de tous rangs nous assaillirent pour en avoir des nouvelles : et pour ma part, je n’étais pas depuis deux heures à l’hôtel de la Couronne, qu’une foule de gens vinrent m’apporter des portraits de Napoléon pour savoir s’ils lui ressemblaient. Ce délire est passé maintenant, le héros qui en était l’objet n’est plus, de grands changemens ont eu lieu, et ce qui occupait tout le monde à cette époque est aujourd’hui bien loin dans le passé ; je puis donc, sans que cela tire à conséquence, dire quelques mots sur l’illustre captif avec lequel j’ai pour ainsi dire vécu dans la terre d’exil.

Ce fut à Ste-Hélène, dans le mois de décembre 1815, que je vis l’empereur Napoléon pour la première fois. Il n’était arrivé que depuis environ six semaines, et je dus au hasard de lui être présentée. J’étais allée dîner chez deux jeunes anglaises, filles du propriétaire de la partie de l’île nommée the Briers, où il faisait sa résidence, en attendant que Longwood fût préparé pour le recevoir. [6.1]Comme nous nous promenions dans le jardin attenant à la maison, l’empereur sortit de sa tente, qui était dressée tout près de là ; le comte de Las-Cases l’accompagnait. Napoléon portait un habit vert, des bas de soie, des souliers surmontés de larges boucles en or ; un ruban rouge était attaché à sa boutonnière. Les deux jeunes personnes, dont l’une était âgée de 13 ans, et l’autre de 15 environ, coururent vers lui sitôt qu’elles l’aperçurent, et m’entraînant avec elles, l’abordèrent sans cérémonie, et lui dirent en me présentant : « Cette dame est la mère de la petite fille qui vous amusa l’autre jour en chantant des chansons italiennes. » Il me fit alors un salut auquel je répondis par une révérence, qui devait se ressentir de l’embarras que j’éprouvais de me trouver en présence d’un tel homme, et d’y être amenée d’une façon si soudaine et si peu cérémonieuse.

« Madame, me dit-il, votre fille est un charmant petit lutin ; où a-t-elle appris à chanter des canzonnettes ? » Je lui répondis que j’avais été moi-même sa maîtresse de chant. – Bon ! dit-il ; mais vous, de quel pays êtes-vous ? – Anglaise. – Et où avez-vous été élevée ? – A Londres. – Sur quel vaisseau êtes-vous venue à Sainte-Hélène ? Dans quel régiment sert votre mari ? Quel grade a-t-il ? et les questions continuèrent presque à l’infini sur ce ton et toujours en italien. Pendant ce temps-là, les deux jeunes demoiselles et ma fille couraient et sautaient autour de nous, mêlant de temps à autre à leurs jeux cet homme extraordinaire que leur gaîté et leurs manières franches et familières paraissaient amuser beaucoup. Après quelques tours de promenade, l’empereur me demanda de rentrer pour lui chanter quelques airs italiens. Nous regagnâmes la maison, et je m’assis au piano près duquel il vint se placer. Je tremblais comme une feuille, et je vis l’instant où il me serait impossible de faire entendre un son. Je repris cependant un peu d’assurance, et je commençai l’air : Ah ! che nel petto ! – Bien ! cria l’empereur quand j’eus fini ; c’est de Paësiello. Ah ! quand j’étais jeune, j’ai joué aussi du piano ! et s’approchant de l’instrument, ses doigts en parcoururent le clavier de manière à me faire voir que ce qu’il disait était vrai. « Les Italiens, dit-il ensuite, sont les premiers musiciens du monde ; après eux viennent les Allemands, puis les Portugais et les Espagnols ; ensuite les Français, et enfin les Anglais ; mais vraiment je ne sais lequel de ces deux derniers peuples a le plus mauvais goût en musique. Il y a aussi les Ecossais qui ont quelques beaux airs nationaux. » Tout cela fut dit en français et avec la rapidité qui lui était habituelle. « Madame, me dit-il en se levant, vous aimez sans doute à chanter et à faire de la musique ? » Je m’inclinai affirmativement. « J’en étais sûr, dit-il, on fait toujours volontiers une chose que l’on sait bien faire », et après ce compliment, il s’inclina légèrement et se retira.

Quelque temps après, Mme la comtesse Bertrand m’envoya une invitation à dîner de la part de l’empereur. Au jour marqué, je me rendis à Hutts-Gate, où elle demeurait, et où la voiture de Napoléon, attelée de quatre chevaux, vint nous prendre et nous conduisit à Longwood. Nous trouvâmes au salon le comte et la comtesse Montholon, le baron Gourgaud, le comte de Las-Cases et sir Georges Bingham. Bonaparte entra quelques instans après notre arrivée, et s’assit devant une table où se trouvait un jeu d’échec, car il avait l’habitude d’en faire régulièrement une partie avant dîner. Il me proposa de jouer contre lui, ce que je refusai, en alléguant mon peu d’habileté. Il me demanda alors si je jouais le tric-trac. « Vous m’apprendrez, dit-il, car je ne suis pas [6.2]fort à ce jeu. » Je m’assis devant lui fort embarrassée de mon nouvel emploi ; mais heureusement, à peine avions-nous arrangé nos dames qu’un domestique entra pour annoncer que le dîner de sa majesté était servi. Nous passâmes dans la salle à manger, et aussitôt que l’empereur se fut placé à table, un domestique lui présenta un verre de vin qu’il but avant de rien prendre. Le dîner fut servi en magnifique vaisselle plate et en porcelaine de la Chine, les domestiques étaient en livrée verte et or ; l’empereur mangea de plusieurs plats avec appétit, causa beaucoup avec moi sur l’Inde et sur les mœurs et les coutumes de ses habitans. « Les Anglais, me dit-il ensuite, passent un temps inconcevable à dîner, et demeurent encore à boire après le départ des dames ; moi, je ne reste guère en tout plus de vingt minutes à table, et je donne cinq minutes de grâce au général Bertrand qui aime beaucoup les bonbons. » En parlant ainsi il se leva et tout le monde le suivit dans le salon où l’on servit le café. Je ne pus m’empêcher de laisser voir mon admiration à la vue du service de porcelaine qu’on venait d’apporter ; l’empereur prit une tasse et sa soucoupe, et l’approcha du jour pour m’en faire voir la beauté ; les peintures représentaient des vues d’Egypte et les portraits des principaux chefs de ce pays. « C’est la ville de Paris, dit-il, en remettant la tasse sur le plateau, qui m’a fait présent de ce service de porcelaine après mon retour d’Egypte. » Il donna dans la suite une de ces magnifiques tasses à lady Malcolm, femme de l’amiral sir Pultney-Malcolm quand elle quitta Sainte-Hélène.

Napoléon me demanda alors de lui chanter quelques airs italiens, et madame la comtesse Montholon chanta après moi deux ou trois chansons françaises dont il fredonna l’air entre ses dents. On arrangea ensuite une partie de reversis, l’empereur paraissait fort gai, il gagnait, et l’on sait qu’il aimait beaucoup à gagner en jouant aux cartes ; tout en suivant le jeu il chantonnait de petits airs français. Vers dix heures, il se leva, fit un court salut aux dames, et se retira avec le comte de Las-Cases dans ses appartemens particuliers.

La seconde fois que je dînai avec l’empereur à Longwood, ce fut lui-même qui m’en fit l’invitation. J’étais allée avec mon mari et ma fille faire une visite à madame la comtesse Bertrand qui avait quitté Hutts-Gate pour venir habiter la maison que le gouvernement avait fait bâtir pour son mari près Longwood. Notre visite faite, nous rencontrâmes Napoléon qui se promenait dans le jardin avec le général Bertrand ; en nous apercevant, il se dirigea vers nous, nous parla un instant, et adressa quelques paroles à ma fille, à qui il dit, entr’autres choses, qu’elle ressemblait à une Espagnole. Au moment où nous prenions congé, il nous engagea à rester pour dîner ; « et quant à la petite, ajouta-t-il en montrant ma fille, elle restera avec les enfans de madame Bertrand et dînera avec eux. » En ce moment, sa voiture s’arrêta devant la porte, et il nous invita, madame Bertrand et moi à y monter avec lui pour faire une promenade autour de Longwood. « Pendant ce temps, dit-il, votre mari ira faire sa toilette et rapportera la vôtre ici. » Nous partîmes donc, l’empereur, madame Bertrand et moi ; les chevaux allaient d’une vitesse extrême, et comme la route était passablement raboteuse, je pensai qu’il pourrait bien arriver que je me rompisse le cou en compagnie du vainqueur du monde. Napoléon fut distrait et silencieux pendant toute la promenade. A dîner il parla long-temps des dames qui habitaient Ste-Hélène ; les jeunes filles du pays sont généralement fort [7.1]jolies ; il avait surnommé l’une d’elles Bouton de rose, et une autre la Nymphe, cette dernière se nommait miss R......, elle était d’une grande beauté, et épousa dans la suite un capitaine de vaisseau de la compagnie des Indes. Quand ce sujet de conversation fut épuisé, il me demanda si j’entendais quelque chose aux affaires du ménage ; « par exemple, dit-il, sauriez-vous faire un pouding ? » Je lui répondis que depuis mon arrivée à Ste-Hélène, j’avais appris à faire le pouding et la pâtisserie ; car, n’ayant que la femme d’un soldat pour me servir, j’étais obligée de faire bien des choses moi-même. Cette réponse parut le contenter, et au dessert il prit une assiette chargée de gâteaux glacés et de bonbons, et appelant un domestique : « Porte cela, lui dit-il, à la jeune demoiselle qui chante si bien. » Ma fille les prit et les conserva soigneusement plusieurs années.

Un jour que j’avais été voir madame la comtesse Bertrand avec ma fille, et que je traversais le jardin de Longwood pour revenir chez moi, je rencontrai l’empereur qui se promenait avec le général Bertrand. Après quelques paroles, échangées de part et d’autre, il se mit à parler religion : « Je crois bien, me dit-il, que vous êtes puritaine ? – Comment cela, m’écriai-je ? – C’est que des personnes qui ont été à la messe dans votre camp, m’ont dit vous avoir vue agenouillée tout-à-fait à terre.– Ma raison pour en agir ainsi, répliquai-je, c’est que nous n’avons au camp ni nattes, ni coussins, et qu’étant habituée depuis mon enfance à m’agenouiller à certaines parties du service divin, j’ai continué à le faire sans remarquer que rien ne séparait mes genoux du contact de la terre. – Bon, dit-il ; mais dites-moi ce que vous pensez de nous autres catholiques ? Croyez-vous que nous ayons quelque espoir d’aller au ciel ? – Je le pense, répondis-je.– Ah ! ah ! s’écria-t-il en riant, vous êtes plus tolérans que nous ; car, d’après nos croyances, vous devez tous être brûlés ! »

Il me demanda ensuite si je montais à cheval, et sans attendre ma réponse, il commença à me parler du plaisir qu’il trouvait à cet exercice. « J’ai souvent fait vingt lieues à cheval avant déjeuner, me dit-il ; mais à présent (et cela fut dit d’un ton de voix moitié riant, moitié colère), je n’aurais plus même assez de place pour le tenter. »

Quinze jours environ avant l’arrivée de sir Hudson-Lowe, madame Wilks, femme du gouverneur qu’il venait remplacer, me pria d’accompagner sa fille qui devait aller faire une visite à l’empereur avec son père ; miss Wilks était alors dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, c’était la plus charmante jeune fille qu’on pût voir. Nous partîmes tous les trois de l’habitation du gouverneur Wilks dans un grand chariot traîné par six bœufs, car à Ste-Hélène, la plupart des chemins sont si mauvais et si dangereux qu’il serait imprudent, sinon impossible, d’y voyager avec des chevaux. Trois hommes conduisaient notre attelage, et après un voyage aussi long que pénible, nous arrivâmes à Longwood. Nous allâmes d’abord chez madame Bertrand qui voulut bien venir avec nous chez l’empereur que nous trouvâmes dans son salon, et en habit de cérémonie pour recevoir le gouverneur. Le comte de Las-Cases, qui devait lui servir d’interprète, se trouvait près de lui.

Le gouverneur Wilks ayant présenté sa fille, l’empereur la considéra en souriant et lui dit : « J’avais plusieurs fois entendu parler de la beauté de miss Wilks, maintenant je vois par moi-même qu’on lui rend à peine justice ; » et il la salua gracieusement. Une longue et intéressante conversation s’engagea ensuite entre l’empereur [7.2]et le gouverneur, et nous prîmes congé après une visite d’environ deux heures.

Ce fut dans le mois de juillet 1817, que le 53e régiment dans lequel servait mon mari, fut remplacé à Ste-Hélène par le 66e et reçut l’ordre de s’embarquer. Quelques jours avant leur départ, les officiers allèrent en corps à Longwood pour prendre congé de l’illustre captif. Napoléon les reçut fort bien. Le jour suivant, ceux des officiers qui étaient mariés y retournèrent accompagnés de leurs femmes et de leurs enfans. Il remarqua ma fille, s’approcha d’elle et lui fit sa question habituelle : « Etes-vous sage ? » Puis il ajouta : « Quel âge avez-vous maintenant ? – Dix ans, répondit-elle. – Alors vous n’êtes plus un enfant et vous devez être raisonnable, » et en disant cela, il posa doucement une de ses mains sur sa petite tête, et lui sourit avec amitié, de ce charmant sourire qui donnait à son visage cette expression indéfinissable de douceur et de bonté.

Il fit voir ensuite aux dames un buste de son fils qu’il avait reçu tout récemment. Ce buste était en marbre blanc et du plus beau travail. Chacun exprima son admiration sur le fini de l’ouvrage, et on s’accorda à trouver qu’il ressemblait à l’empereur : « Oui, dit-il, mais il a le nez de l’impératrice. »

Peu après nous prîmes congé, et ce fut avec un profond sentiment de regret et de tristesse que nous nous éloignâmes de l’habitation de cet homme prodigieux, dont le nom sera toujours pour les âges futurs un sujet d’étonnement et d’admiration.

(Blackwood’s Magazine.)

 

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