L'Echo de la Fabrique : 9 mars 1834 - Numéro 62

 

Loi contre l’Association.

Quand le peuple, las d’endurer la faim dans son grenier, descendait sur la place publique et venait recevoir la mort de la main de ceux dont le devoir est de le faire vivre, on blâmait le peuple d’employer des procédés violens. Que n’avez-vous recours à des moyens pacifiques, lui disait-on ? Au lieu de vous en prendre au gouvernement de votre malaise, que ne cherchez-vous en vous-mêmes les moyens de le faire cesser ? Et le peuple comprit qu’il pouvait faire mieux que d’en appeler à la force physique, et il s’associa. Chacun des travailleurs n’était rien, ne pouvait rien par lui-même ; tous réunis formèrent un faisceau respectable. A cela il n’y avait rien à dire ; c’était l’exercice d’un droit que la nécessité rendait encore plus sacré.

Une occasion solennelle vient de montrer la haute importance de cette union des travailleurs, et de prouver en même temps qu’elle est sans danger pour la paix publique. Mais voici que le pouvoir, qui ne veut pas que le peuple pétitionne à coups de fusil (et en cela il a quelque raison), ne veut pas non plus qu’il cherche dans l’association le seul moyen d’améliorer son triste sort ; car, il ne faut pas se le dissimuler, c’est principalement contre les associations d’ouvriers qu’est dirigée la nouvelle loi, enfantée par nos Solons de la doctrine entre le Bordeaux et le Champagne. On veut faire retomber les travailleurs dans leur état primitif d’isolement pour les exploiter ensuite avec pleine et entière sécurité. Ne voulant pas les admettre au banquet social, auquel ils ont cependant droit comme les riches, on veut les priver de la puissance de l’association, qui leur permettrait tôt ou tard de réclamer la place qui leur est due. Comme la sagesse du peuple n’a pas permis aux patrons du Courrier de Lyon de lui donner cette vigoureuse leçon qui eût été sans doute analogue à celle que les forçats autorisés viennent d’infliger aux Parisiens, on cherche à détruire une organisation qui n’épouvanterait pas un gouvernement bien intentionné ; car elle est étrangère à la politique.

C’est une chose curieuse de voir l’autorité, avec cet esprit d’à propos qu’on lui connaît, attaquer l’association [4.2]dans le moment même où tous les hommes avancés s’accordent à reconnaître que le malaise de la société provient de l’isolement dans lequel vivent tous ses membres, dont les intérêts ne sont pas seulement séparés, mais sont aussi très souvent contraires. De là provient la lutte de l’intérêt individuel contre l’intérêt collectif. Or, qui peut mettre fin à ce fléau si ce n’est l’association ? Il est permis de ne pas être tout-à-fait d’accord sur la manière d’appliquer le remède ; mais il ne peut y avoir de doute sur le remède lui-même. Comment se fait-il donc que le pouvoir soit assez insensé pour ne pas sentir que sa loi, en opposition avec l’esprit du siècle ne saurait subsister ? Est-ce que par hasard Dieu voudrait perdre nos hommes d’état, qu’il commence par les aveugler ?

Que le serpent de la doctrine ne s’attaque pas à l’association ; car c’est une vigoureuse lime qui lui userait les dents avant d’être entamée. Le seul résultat de ces hostilités serait de transformer en réunions secrètes, et partant plus dangereuses, ces nombreuses sociétés dont toutes les opérations se fesaient au grand jour de la publicité. Nous ne comprenons pas ce que le gouvernement peut gagner à cette métamorphose ; nous ne voyons pas non plus ce qu’il y aurait d’avantageux pour lui à faire croire aux ouvriers qu’il n’est plus de remède à leurs maux ; il n’est pas sûr de pousser les gens au désespoir ; il serait bien imprudent et surtout bien cruel de relever dans le sang où il était tombé, le funèbre étendard de Novembre avec son inscription effrayante d’énergie et de vérité. Ce serait déclarer, de la manière la plus claire et la plus positive, qu’attendu qu’on ne peut pas, ou qu’on ne veut pas faire le bonheur du peuple, et qu’on désire cependant ne pas être troublé dans ses digestions et dans ses plaisirs par les importunes clameurs de ces milliers de prolétaires affamés, on leur imposera silence avec du fer et de l’or : le fer pour eux, l’or pour leurs bourreaux. Mais les ouvriers seront plus raisonnables que les conseilleurs et les donneurs de vigoureuses leçons. Ils resteront paisibles et associés ; ils s’efforceront même d’étendre de plus en plus les applications du principe d’association dont ils se sont très bien trouvés. Publiques ou secrètes, leurs sociétés continueront de subsister ; et cela en vertu d’un droit sacré, celui de la conservation, droit dont tous les sophismes, toutes les violences du pouvoir ne peuvent détruire la justice. Puisque le gouvernement ne protège pas les ouvriers, et que même il fait cause commune avec leurs persécuteurs, les ouvriers se protégeront eux-mêmes. Lorsqu’ils paient une si large part dans l’impôt de l’argent, lorsqu’ils acquittent presque seuls l’impôt du sang, il leur sera peut-être bien permis de s’efforcer de jouir de quelque bonheur. Il ne peut jamais être séditieux de chercher à ne pas mourir de faim.

 

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