L'Echo de la Fabrique : 15 janvier 1832 - Numéro 12

RÊVERIES.

Si j’étais négociant, oh ! qu'ils seraient heureux les ouvriers qui m'approcheraient !

Si j'étais négociant, mon magasin serait le paradis terrestre, et ma banque serait le Pactole.

Si j’étais négociant, je n'aurais point une cage, où l'ouvrier humilié est enfermé comme un Ourang-Outang, et ne regarde son maître qu'à travers des barreaux. Je ne voudrais point le laisser debout des heures entières ; un banc bien rembourré serait autour de mon magasin, et là, il attendrait avec patience que mon commis ait fini de fredonner l'air de l'opéra à la mode et lui ait pesé sa trame.

Si j'étais négociant, je ne voudrais point d'un commis qui prétendrait gagner ses appointemens à la balance ; et je voudrais que mes ouvriers s'achetassent avec leurs déchets une bonne veste bien fourrée pour l'hiver.

Si j'étais négociant, je me regarderais comme le père de mes ouvriers, et comme un père veut que ses enfans vivent, je ne chercherais point à diminuer les façons pour qu'ils aient, au moins, toujours abondamment du pain.

Si j'étais négociant, je serais sans orgueil et sans fierté, et au lieu de dire que mes ouvriers se créent des besoins factices, je voudrais quelquefois les mener au café, et leur payer la petite tasse, afin de leur faire oublier un moment leurs peines et leurs travaux. Oh ! combien cela ferait éprouver de plaisir à ces pauvres diables !

Si j'étais négociant, je voudrais que mes ouvriers entrassent dans mon magasin le sourire sur les lèvres et qu'ils me tendissent la main en signe d'amitié. Je voudrais que si un de mes commis avait la hardiesse de les brutaliser, ils y répondissent par un geste significatif et [3.1]touchant, afin de lui ôter l'envie d'y retourner ; car les ouvriers sont aussi de chair et d'os.

Si j'étais négociant, au lieu de prêcher l'économie à la classe ouvrière qui n'a certes pas besoin de sermon, je commencerais par être économe moi-même ; et dans les temps mauvais je distribuerais le fruit de mes épargnes faites sur le luxe ou les besoins factices, et je dirais à mes ouvriers : Tandis que moi je puis avoir une bonne table, tenez, voilà au moins de quoi avoir du pain...

Si j'étais négociant, tandis que d'autres sont montrés au doigt comme les sangsues du pauvre, je voudrais que mes ouvriers me signalassent dans les rues et sur les places publiques comme leur bienfaiteur. Et moi d'en être fier comme un paon, et de faire tout pour mériter leurs bénédictions.

Si j'étais négociant !... Si j'étais négociant !... hélas ! je ne serais pas un ouvrier !… et bien des gens s'en trouveraient mieux.

 

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