L'Echo de la Fabrique : 16 mars 1834 - Numéro 63

Littérature.
Chansons de kauffmann.

On chante aujourd’hui moins qu’autrefois, et on pense davantage ; voila pourquoi la chanson a perdu peu à peu sa vieille physionomie. D’abord railleuse, sceptique effrontée, jetant à pleines mains le sarcasme et la boue sur les vieilles idoles, faisant profession d’incrédulité, elle fut l’auxiliaire du philosophisme du xviiie siècle, et battit en brèche l’antique édifice féodal ; – puis s’animant tout-à-coup comme d’un souffle d’en haut au spectacle de cette société nouvelle qui levait sa tête fièrement au-dessus des ruines des siècles passés, elle trouva des inspirations de feu et des accens à remuer les entrailles. – La Marseillaise mêla sa grande voix au canon de nos victoires, et son retentissement ébranla l’Europe ; – après les jours terribles de la Convention, vinrent les mœurs dissolues du Directoire, où la chanson fut libertine et rieuse, mais sans but cette fois, allant au hasard comme les hommes et la politique de l’époque, trébuchant aux portes des tavernes et des mauvais lieux ; – puis vint l’empire avec son despotisme, sa censure, ses munificences, et notre pauvre chanson se fit flagorneuse et rampante comme tout ce qu’on a appelé la littérature impériale ; léchant les pieds à l’homme du siècle, non parce qu’il fut grand, mais parce qu’il jeta aux écrivassiers en vers et en prose des pensions et des places, et l’on avait pour lui des phrases magnifiques, sauf à lui donner plus tard le coup de pied de l’âne pour conserver tout cela. – Et puis alors il se forma je ne sais combien de sociétés chantantes, buvantes et mangeantes, où l’on célébrait au dessert le vin, l’amour et la joie, Bacchus et Momus, la bouteille et le jus de la treille ; que sais-je encore, ma foi ? mille autres jolies choses comme celles-là ; car ce fut une époque aussi vide de sentimens et d’idées qu’elle fut pleine de souvenirs et de victoires. – La chanson d’autrefois, malicieuse et dévergondée, cachant souvent une profonde pensée sous un faux air de bonhomie, était morte ; et de même qu’il y avait en ce temps-là des littérateurs et pas de littérature, il y avait des chansonniers courtisans et mangeurs bien choyés, bien pensionnés, bien festoyés ; mais de véritables chansons, point.

Avec Béranger a reparu la vieille chanson populaire ; mais bien rajeunie, ma foi, bien plus belle qu’elle ne fut jamais. – La chanson de Béranger a résumé en elle toutes les époques du genre ; elle aussi a été leste, grivoise, moqueuse, mais grande surtout, mais nationale, parce qu’elle sut évoquer de nobles et grands souvenirs, émouvoir les passions à des récits de gloire, s’associer à de sublimes infortunes. Ce sont de magnifiques pages littéraires sous le modeste titre de chansons, [5.2]que ces refrains populaires si justement appréciés, où l’inspiration la plus entraînante s’allie à une correction admirable de style, et où l’auteur se montre tour-à tour simple comme La Fontaine, gracieux comme Parny, spirituel et léger comme Voltaire, sublime comme Jean-Jacques, pathétique comme Vergniaud1 !

La chanson a pris aujourd’hui une allure nouvelle ; il faut, pour réussir, qu’elle se fasse sévère comme l’époque ; qu’elle ne détourne pas les yeux des misères sociales pour s’asseoir à la table de l’orgie, mais qu’elle s’associe à toutes les idées sociales, à toutes les sympathies populaires. Le champ à exploiter est vaste, et Béranger ne l’a pas épuisé. Parmi les disciples du maître, il faut reconnaître que M. Kauffmann, poète lyonnais, mérite un rang distingué. – Le volume de chansons qu’il publie, et dont quatre livraisons sur six ont déjà paru, se recommande par une allure mordante et un style ferme et correct. – Toutes ces chansons portent un cachet particulier ; les unes sont d’une gaîté bouffonne, les autres sont empreintes d’un caractère de haute pensée et brûlantes de patriotisme. – Nous voudrions que les bornes de cette feuille nous permissent de faire connaître, par quelques citations, les chansons de M. Kauffmann ; mais elles seront bientôt dans toutes les bibliothèques, et il serait dommage de les déflorer d’avance. – Nos lecteurs nous sauront gré de leur annoncer que la cinquième livraison est sur le point de paraître.

Notes de base de page numériques:

1. Evariste de Forges de Parny (1753-1814), poète français. Pierre Victurnien Vergniaud (1753-1793), député (Girondin) à l’Assemblée législative puis à la Convention.

 

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