L'Echo de la Fabrique : 23 mars 1834 - Numéro 64

 

Nous sommes priés d?insérer la lettre suivante, et nous le faisons d?autant plus volontiers qu?elle est une protestation, digne d?être entendue, contre les prétendus bienfaits de la concurrence et contre la spoliation que MM. les fabricans exercent les uns envers les autres au désavantage de tous, fabricans et ouvriers. ? Nous reviendrons sur cette lettre dans notre prochain numéro.

Lyon, 21 mars 1834.

Monsieur,

A la petite audience du conseil des prud?hommes, lundi dernier, quelques personnes que je n?ai pas reconnues ayant dit que je leur avais promis 1 fr. 20 c. d?un article d?ombrelles façonnées dont je suis le créateur, j?y ai répondu à l?instant par un démenti énergique ; je viens le répéter de la manière la plus formelle, et je vous prie, M. le rédacteur, de me permettre quelques observations à ce sujet.

Quand j?ai établi cet article dans le mois de décembre, je pensais en donner 1 fr. 10 c. de façon (plus de la moitié des métiers que j?occupe en ce genre font des journées de 5 aunes). Une quarantaine de livrets d?ouvriers portaient déjà le prix de 1 fr. 10 c. écrit en toutes lettres, lorsque, dans la première quinzaine de janvier, je reçus la visite de cinq ou six chefs d?atelier qui me demandèrent, au nom de tous ceux qui fabriquaient cet article ou qui avaient reçu des dispositions pour le monter, de le payer 1 fr. 20 c. Je m?y refusai en leur en expliquant les motifs. Ici se placeraient des détails que je crois utile de supprimer. ? Après trois ou quatre jours écoulés sans aucune solution, je dis à ceux qui étaient venus plusieurs fois me parler au nom de tous les autres : « Je crois savoir qu?il se prépare une contrefaçon de l?article que j?ai créé, le plagiaire qui n?a pas eu à supporter des frais d?essai de matières, de lisage, etc., etc., pourra vendre son étoffe à meilleur marché que la mienne, et y trouver, en fin de compte, le même bénéfice que moi. D?ailleurs, je serai forcé d?arrêter la fabrication de ce genre un mois au moins plus tôt que je ne le ferais dans le cas où j?en resterais maître, ainsi que cela serait juste puisque je l?ai créé. Si donc vous aviez, par les points de contrat qui existent entre les chefs d?atelier, le moyen de me garantir de la contrefaçon, comme ce serait un avantage pour moi, et qu?un avantage en amène un autre par réciprocité, je donnerais volontiers 1 fr. 20 c. au lieu de 1 fr. 10 c. » Ceux qui formaient la députation dont j?ai parlé me demandèrent du temps pour me faire une réponse. Quand ils revinrent, je ne m?informai pas des lieux où ils étaient allés, ni des personnes qu?ils avaient vues ; mais je reçus d?eux, au nom des autres chefs d?atelier, l?engagement verbal de me garantir de la contrefaçon ; après quoi je leur dis qu?à cette condition, et par réciprocité, je donnerais les 10 c. d?augmentation. Voila des faits que je ne crains pas de voir contester par ceux qui y ont pris part. Je défie qui que ce soit, hors les personnes avec lesquelles j?ai été en conférence, au commencement de janvier , de dire que j?ai articulé en sa présence le chiffre de 1 fr. 20 c.

Eh bien ! Il est arrivé que les chefs d?atelier ont été dominés par les circonstances ; ils n?ont pas pu persuader à des ouvriers sans ouvrage de ne pas prendre des dispositions semblables aux miennes. Non seulement j?ai été servilement copié, mais encore une maison, que j?ai bien envie de citer, a poussé la piraterie industrielle jusqu?à établir, depuis quelques jours, les produits de la contrefaçon, à 5 p. 0/0 au-dessous de mes étoffes. Certainement il me serait bien possible de livrer cette maison à la mésestime publique, au moyen de votre feuille : mais il n?est possible ni aux chefs d?atelier ni à moi d?empêcher que l?étoffe copiée ne soit faite.

Vous voyez que la condition moyennant laquelle j?aurais donné avec [6.2]plaisir 1 fr. 20 c. de façon, ne se trouve pas remplie, et que dès-lors je ne suis pas tenu moi-même à une clause qui n?était que réciproque.

Je veux donc qu?on sache bien que si je donne 1 fr. 20 c. aux chefs d?atelier dont j?ai à me louer, c?est-à-dire à la presque totalité de ceux que j?occupe, c?est par des raisons de convenance et pas du tout par devoir de conscience.

Mais si quelqu?un avait fait de la mauvaise fabrication, ou s?était donné un autre tort quelconque, je ne vois pas pourquoi je paierais sa main-d??uvre plus que je ne suis obligé de le faire.

Agréez, etc.

L. bonand.

 

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