L'Echo de la Fabrique : 15 janvier 1832 - Numéro 12

AU RÉDACTEUR

Lyon, le 13 janvier 1832.

Monsieur,

J'ai lu avec plaisir dans votre dernier numéro la réponse de M. B. à ma lettre contenue dans votre numéro du 25 décembre : cette circonstance me permettra de donner plus de force à l'accusation que j'ai portée sur sa conduite envers les ouvriers, et ce n'est ni ses menaces, ni ses injures, qui m'intimideront. Je parlerai et confondrai sans peine celui qui pense s?excuser en accusant les autres d'avoir l'ame perverse. Mais tâchons de répondre succinctement aux mauvaises excuses et aux fanfaronnades insolentes de M. B. qui, à ma grande satisfaction, a vu la lettre qui était à son adresse.

D'abord, il parle de l'indignation qu'il éprouve, et qui lui fait répondre aux injures et aux calomnies diffamatoires que ma lettre renferme.

Je comprends très-bien toute l'indignation que peut ressentir un méchant, lorsqu'on le met sur la sellette et qu'on dit hautement ses actes sans ménagemens ; mais certes, ce n?est pas par des calomnies diffamatoires que j?ai divulgué sa conduite qui n?est rien moins que juste et généreuse. Si je me suis permis des injures, c?est que j?ignore le moyen de parler d'une méchante action, tout en adressant des complimens à celui qui la commet.

Loin d'avoir l?ame perverse, je l'ai essentiellement libérale : je désire le bien de tous à celui de quelques-uns, je me récrie contre toute injustice, je tonne contre tous les abus du pouvoir et me plais à les signaler à l'opinion publique, pour qu'elle en fasse justice ; c?est par ce moyen que je cherche à les extirper de la société, afin que l'harmonie puisse se rétablir entre le fabricant et l'ouvrier ; car je ne pense pas que ce soit par des actes arbitraires qu'on pourra la rétablir.

M. B. se plaint qu'on attaque l'honneur du fabricant qui, des premiers, consentit à augmenter le salaire des ouvriers qu'il occupe ; je n'ai attaqué que son égoïsme : si son honneur en fait partie, j'en suis fâché, je ne lui en fais pas mon compliment : je veux croire qu'il ait consenti à augmenter le salaire de ses ouvriers, mais je suis certain qu'il les paie plus mal que beaucoup de ses confrères.

M. B. a osé dire que le fait consigné dans ma lettre était dans toutes ses parties d'une fausseté insigne ; et lui, qui dit vrai, redit la même chose à quelques variantes près que je vais réfuter. Il avoue ingénument qu'il a vendu à trois maîtres seulement des schals dont la valeur a été portée à 25 francs, à condition qu'il leur paierait le prix du tarif. J'avais dit 30 francs ; mais il n'existe pas moins que des schals ont été vendus, qu'importe 5 c. [5.1]de plus ou 5 f. de moins ; ces conditions iniques en existent-elles moins. Quant au prix du tarif qu'il doit les payer, ceci est faux ; M. B. devrait avoir bonne mémoire, ou, si sa mémoire ressemble à sa bonne foi et à sa générosité ; il devrait regarder, comme je l?ai fait, ses livres d?ouvriers, il y verrait que ce qui doit se payer 35 cent. le mille n?est porté que 30. Il ajoute ensuite avec naïveté que ces schals ne sont point rebut, mais seulement d'un dessin moins nouveau : je lui demanderai ce qui fait des rebuts, si ce n'est l'ancienneté d'un dessin.

M. B. dit encore que le prix qu'il les a comptés est très-médiocre ; moi je le trouve très-élevé, et il ment, lorsqu'il dit les avoir vendus 36 fr. Commissionnaire, l'année précédente, M. B. ose avancer qu'il n'a point forcé ses ouvriers à accepter des conditions de ce genre : tout ce qui s'est passé entre nous, dit-il, a été d'un commun accord, et n'a donné lieu à aucune plainte contre moi. M. B., tout en se flattant de dire vrai, ment impunément ; car ceci est tellement faux, que j'ai parlé à un des trois maîtres, qui m'a conté qu'aussitôt qu'il eut vu ma lettre sur l'Echo, il fut chez M. B. et le menaça de le traduire devant les prud'hommes, s'il ne consentait pas à reprendre un schal que la force et le besoin avaient seuls fait accepter : M. B., craignant de fâcheuses explications, préféra le reprendre ; mais, injuste jusqu'au bout, il ne le reprit qu'en faisant perdre 5 fr. dessus, en disant à l'ouvrier qu'il l'avait terni et froissé.

J'ai possédé quelque temps un de ces schals, et j'ai pu m'assurer de leur juste valeur : et, quoique M. B. mette en doute que je sois un commis fabricant, il pourra juger lui-même que je peux connaître, mieux que lui, la fabrication d'un schal, par le petit tableau que je vais établir sur le prix de toutes les matières qui sont entrées dans son schal de 25 fr. Le tout est porté à un taux élevé :

70 g.me chaîne fantaisie, à 51 fr. le kil. : 3 f. 57 c.
190 id. crescentine, à 15 fr. le kil. : 2 f. 25 c.
190 id. coton rouge, à 12 fr. le kil. : 2 f. 28 c.
190 id. coton noir, à 5 fr. 40 c. le kil. :1 f. 2 c.
190 id. coton blanc, à 3 fr. 60 c. le kil. : 0 f. 68 c.
14,000 coups, à 35 c. le mille. : 4 f. 90 c.
découpage et apprét. : 1 f. 50 c.
frais de dessin par schal. : 0 f. 95 c.
frais de maison par schal. : 1 f. 5 c.
[Total :]118 f. 80 c.
Escompte, 10 p. 0/0 : 1 f. 88 c.
Total. : 20 f. 68 c.

Je ne me rétracterai pas de ma première lettre, parce qu'il n'y a pas inconséquence de ma part ; il y en a eu de la sienne à provoquer cette réponse. Il n'y a pas non plus mauvaise foi ; je crois avoir assez bien prouvé ce que j'ai avancé : je ne crains pas d'être traduit devant les tribunaux, comme vil calomniateur, pour avoir dit la vérité, pour avoir rendu service à la fabrique en général, en désignant celui qui nuit à tous les intérêts par un sordide égoïsme. Les réflexions qui terminent ma lettre sont celles d'un Français, d'un vrai patriote ennemi des dissensions civiles, mais qui ne manquera pas de faire tomber le masque de la cupidité.

J'ai l'honneur d'être, etc.

C... commis fabricant,

Notes de base de page numériques:

1 Ajouté par les éditeurs.

 

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