L'Echo de la Fabrique : 30 mars 1834 - Numéro 65

 

M. le procureur-général a fait signifier samedi dernier, 23 mars au soir, à MM. Jules favre, Amédée roussillac et Anselme petetin, son pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour royale qui les a renvoyés de la poursuite dirigée contre eux.

En face de l’acharnement des hommes du pouvoir, il est bien de montrer la modération et la hauteur de cœur des hommes qui reçoivent les honneurs de la persécution, et à ce sujet le discours de M. Jules favre, l’une des gloires de notre barreau, l’éloquent et chaleureux défenseur des Mutuellistes lyonnais, alors qu’ils eurent une première fois à s’asseoir sur le banc des accusés pour le fait de coalition, est une grande leçon pour ces hommes. – En profiteront-ils jamais ? Nous voudrions ; mais aujourd’hui nous ne pouvons plus le croire… Maintenant laissons parler M. Favre :

« Avant que mon défenseur prenne la parole, j’ai besoin de présenter à la cour de courtes observations, non sur la légalité ou l’opportunité de la procédure adoptée par le ministère public qui vous force à devenir appréciateurs et juges de vos propres injures, ni sur le réquisitoire de M. l’avocat-général à l’égard duquel j’aurais bien des choses à dire, ni sur le fond de l’article incriminé, mais sur les circonstances qui m’ont conduit à l’écrire, et plus tard à m’en déclarer l’auteur. La cour n’attend pas, je pense, de ma part de lâches et humiliantes paroles : je n’aurais pas mis mon nom au jour pour lui imprimer publiquement la flétrissure d’une solennelle bassesse. Néanmoins, je n’hésite pas à déclarer que si des formes trop acerbes ont eu pour résultat d’offenser des personnes dont je respecte la dignité, je les regrette, persuadé qu’il m’était possible de concilier la critique même sévère d’un arrêt qui est dans mon droit avec des convenances [5.2]qu’on ne met jamais de côté sans nuire à la cause qu’on défend et à son propre caractère.

C’est devant cette chambre que j’ai plaidé pour Perrin ; j’étais malade quand il vint me prier de l’assister, je n’acceptai sa défense que parce que les deux avocats auxquels je l’adressais était absens. Du reste, l’issue de son affaire ne me semblait pas douteuse. Acquitté en première instance, n’ayant contre lui que les témoignages d’hommes de police, il n’avait, selon moi, qu’à se présenter devant la cour pour voir confirmer la sentence des premiers juges. Il fut condamné à trois mois de prison. Quand je l’appris, mon étonnement fut aussi profond que mon affliction ; je recueillis l’expression des mêmes sentimens dans les paroles de tous les membres du barreau auxquels je communiquais cette triste nouvelle. M. le procureur du roi, auquel je m’en plaignis amèrement, car c’était sur son appel que la condamnation avait été prononcée, me répondit qu’il eût été satisfait de 15 jours ! C’était la vengeance de la loi et de la société, et l’on avait appliqué une peine six fois plus forte ! Je demande comment le défenseur n’aurait pas été blessé au cœur ? je rentrai chez moi, et j’écrivis l’article incriminé.

Or, ceux qui me connaissent, et je suis assez heureux pour invoquer à cet égard le témoignage même de la cour, savent que je mets quelque chaleur à défendre mes cliens ; notre profession serait une dérision indigne si l’intérêt qu’ils nous inspirent s’éteignait avec une plaidoierie. Leurs douleurs sont les nôtres, et je puis dire que les vives émotions d’une année d’exercice n’ont pas peu contribué à ruiner ma santé déjà délicate. J’étais donc dans un état d’irritation et de souffrance en écrivant.

Je n’ai pas la prétention ni le droit de me constituer mon juge et de dire si je suis sorti des bornes de la convenance. A coup-sûr, j’en serais peiné, je serais le premier à me condamner pour avoir accompagné ce que je crois être la vérité de paroles blessantes dont le sens aurait trompé mes intentions.

Quant à la publication des noms des membres de cette chambre, je n’ai pas besoin de dire qu’elle n’était point faite dans un but de vengeance, je rougirais d’insister sur ce point. J’ai le droit d’être cru en affirmant d’ici que dans ma pensée chaque homme doit aujourd’hui paraître au grand jour, que ce n’est pas l’injurier que de faire peser sur sa tête la responsabilité d’un acte public.

C’est aussi d’après ces principes que je n’ai point hésité à me déclarer l’auteur de l’article poursuivi. Je serais désolé que la cour pût voir dans cette démarche la moindre intention de scandale. Je voudrais l’étouffer par des sacrifices plus durs que ceux que la loi et la sévérité de la magistrature peuvent m’imposer. Je n’en puis donner une meilleure preuve que la présence du défenseur qui a bien voulu me prêter l’appui de sa parole puissante. Je me suis défié de la mienne, redoutant que dans une cause où l’on me reproche un oubli de modération, l’irritation de l’audience ne donnât à ma pensée une couleur inconvenante. Je me suis déclaré, parce que telle était la vérité, et qu’à mes yeux l’homme qui recule devant l’accomplissement d’un devoir est un lâche. Ma position spéciale rendait cette obligation plus étroite encore. Avocat, je suis admis à l’honneur de représenter les plaideurs devant la justice, et j’ai toute ma vie eu la plus haute idée de ce sacerdoce. J’ai cru qu’une seule tache secrète ou publique suffisait à faire décheoir celui qui en est revêtu. Or, si par malheur j’ai offensé la cour et que le gérant du journal où ce délit qui m’appartient a été commis soit passible d’une peine, comment pourrais-je paraître devant elle avec la pensée que j’ai acheté mon absolution et sa faveur par un honteux silence ? Non, elle me rongerait le cœur ; j’ai horreur et dédain d’une considération ou d’une bienveillance qu’une révélation détruirait. J’aime mieux être condamné par la cour comme coupable d’offense, que de me cacher bassement derrière un homme que je laisserais frapper à ses dépens. Ce qu’un tel sentiment a d’impérieux la cour le comprendra, j’en suis sûr ; elle concevra que j’ai pu me faire connaître sans la braver, que j’ai pu écrire l’article incriminé sans vouloir l’offenser.

C’est à elle à juger si ma plume s’est malgré moi trempée de fiel ; dans tous les cas, elle me permettra de le dire avec une franchise qui n’a rien de blessant pour sa dignité. Quoi qu’il arrive, la responsabilité de l’article incriminé me semble allégée par une considération qui peut-être est un privilège de ma position. Si je [?], j’expierai mon erreur par votre justice. – Mais du moins j’en souffrirai seul. »

 

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