L'Echo de la Fabrique : 27 avril 1834 - Numéro 67

PROCÈS DES MUTUELLISTES.

C’est lundi 21 avril qu’a été continuée la cause des Mutuellistes et des Ferrandiniers, poursuivis comme prévenus du délit de coalition. La place St-Jean était occupée par une compagnie de dragons ; d’autres troupes stationnaient sur différens points peu éloignés, et les grilles de l’Hôtel-de-Ville étaient fermées.

Me chaney a présenté la défense des ferrandiniers, et Me favre celle des mutuellistes. – Me périer, chargé de présenter celle de deux autres prévenus, Bonnard-Derville et Pipier, n’avait plus qu’un de ses cliens ; l’un d’eux, l’infortuné Pipier, remplacé à l’audience par son acte mortuaire, avait péri dans les flammes pendant cette affreuse lutte dont le spectacle présent aux esprits de tous, glace encore d’épouvante et de douleur.

Nous donnons aujourd’hui à nos lecteurs la partie du plaidoyer de Me favre publiée dans le Précurseur du mardi 22 avril 1834 :

« Messieurs, a dit Me Favre, lorsqu’à votre dernière audience, tout en rendant hommage aux intentions modérées du ministère public, je déplorais amèrement le zèle impatient qui jetait ce procès comme une provocation trop bien comprise par une population irritée et souffrante, j’étais loin de prévoir que mes tristes prophéties dussent recevoir sitôt leur cruel accomplissement, loin de penser qu’une plaidoierie commencée dans une cité florissante que les fureurs de l’invasion étrangère avaient respectée s’achèverait au milieu des pompes funèbres, des gémissemens des blessés, de la dévastation et de l’incendie prodigués par des mains françaises ! Et lorsque les terribles angoisses dont nous ont saturés tant de fléaux accumulés sont frémissantes encore, lorsque le front des citoyens, que dis-je ? la majesté des plus saintes lois s’humilie devant la puissance du sabre, que la révolte a investie de la dictature, M. le procureur du roi, comme s’il était jaloux du moindre retard des procédures, nous force à reparaître à vos pieds, nous que des ressentimens aveugles signalent comme les causes premières de tant de calamités ! nous qu’on désigne à la haine de la France [2.2]en faisant peser sur nos têtes la responsabilité du sang de nos frères répandu ! Ne dirait-on pas, en vérité, qu’on a hâte de faire asseoir dans vos augustes conseils un déplorable triomphe, et qu’après l’épouvantable châtiment dont la fatalité a frappé tous les habitans de notre malheureuse patrie, sans pitié, innocens et coupables, on désire arracher à votre sagesse une sentence qui ne démente pas ces effrayantes et inutiles sévérités ?

Cependant les prévenus ne le redoutent pas. Ils savent que vos décisions sont plus hautes que les enivremens guerriers, que les exigences furibondes des partis. D’ailleurs, j’ose le dire, vous les connaissez déjà : vous avez pu, avant cette semaine de deuil, apprécier leurs intentions et leurs caractères : vous avez été témoins de leur consternation sincère, à ce bruit homicide, qui en nous révélant la grandeur du mal, nous laissa sans force pour continuer ces débats. Vous êtes sûrs comme nous que dans cette catastrophe inouïe ils n’ont eu d’autre solidarité que celle de la douleur ; douleur d’autant plus cuisante qu’ils étaient le prétexte indirect d’un conflit que leurs sages conseils n’ont pu empêcher ; qu’ils entrevoyaient les routes de misères et de larmes où cette tentative insensée précipitait la France.

Les prévenus ont donc pour eux la garantie de votre justice ; et qui, mieux que vous, en comprendra la dignité ? qui mieux que vous saura la dégager de l’atmosphère orageuse que les passions déchaînées ont soulevée autour de nous ? Votre justice ! elle a grandi de tous les maux que nous avons soufferts ; restée vierge à côté de tant de souillures, elle a acquis l’autorité d’un saint et profitable enseignement. Que le pouvoir militaire abuse de sa force ; qu’il fasse d’une répression nécessaire une orgie de massacres et de ruine, le mal est immense ; il n’est pas sans remède. Mais si la justice, puissance morale et presque divine, s’oubliait jusqu’à écrire ses arrêts sous l’inspiration de la violence, que resterait-il aux hommes de cœur, sinon à ensevelir leur plume et leur parole, à jeter aux vents des hasards la fortune de la France, et à chercher loin de leur berceau déshonoré une terre plus hospitalière et un ciel moins ingrat !

Il n’en sera pas ainsi. Quand les tempêtes révolutionnaires renverseraient et traîneraient dans la fange toutes les idoles devant lesquelles l’humanité est successivement tombée à genoux, la justice demeurerait encore debout, comme une espérance dans le naufrage, comme l’égide sacrée à l’ombre de laquelle les hommes doivent un jour se réunir et se ressouvenir qu’ils sont frères. Aussi, Messieurs, dans ces cruelles conjonctures, sommes-nous heureux de détourner un instant nos regards de tant de scènes de violences et de sang, pour invoquer son pacifique appui. Quelque difficile qu’il nous soit d’écarter de notre esprit nos préoccupations de douleur, si naturelles parmi tant de douleurs saignantes, ce n’est pas une faible consolation que de nous reporter à une époque antérieure à ces désastres, que de vous parler d’un délit qui peut bien être prévu par le Code pénal, mais qui avait pour but de les prévenir. Plût au ciel que le voile jeté sur le trépas des victimes pût leur rendre les généreuses vies que la mitraille a tranchées !

Vous avez entendu, dans votre dernière audience, M. le procureur du roi vous dire qu’en février les autorités lyonnaises avaient mis en question l’application immédiate de l’article 415, et qu’après des avis divergens, [3.1]on avait renvoyé l’exécution de la loi à un temps plus calme. Or cette temporisation que je loue n’est pas seulement un acte éminent de sagesse, mais encore une attestation éclatante donnée à la moralité de l’association mutuelliste. Supposez en effet, comme certaines gens le pensent, que les hommes qu’on appelle ses chefs soient des perturbateurs audacieux rêvant je ne sais quelle utopie d’égalité despotique qui brutaliserait les capacités, écraserait toutes les fortunes sous le niveau chimérique d’une impossible répartition, étouffant ainsi l’industrie dans les embrassemens adultères d’une communauté de biens qu’elle repousse ; supposez que ces hommes ne craignent pas dans l’occasion d’appeler à leur aide l’arme décisive de la violence, comment expliquer le silence de M. le procureur du roi ? Quoi ! la société est menacée dans son existence par des conspirateurs à ciel ouvert, prêts à la bouleverser pour s’en partager les lambeaux ? La publicité éclaire chacune de leurs démarches, et le pouvoir les laisse faire ! Il s’endort imbécile sur la vague qui le doit engloutir, s’en remettant lâchement à la providence et à la peur ! Oh ! c’est alors que l’accusation portée à la chambre contre les fonctionnaires lyonnais ne serait point tombée devant une simple explication ministérielle. Elle se serait cramponnée à la tribune, elle s’y serait dressée de toute sa hauteur pour faire ombre sur la France. Et nous-mêmes, nous prévenus, nous l’eussions au besoin reprise à votre barre. Mais M. le procureur du roi savait que les intentions des Mutuellistes étaient pures, il savait que, dans la tempête qu’une déplorable erreur avait soulevée, nulle voix, si ce n’est celle de ces chefs tant calomniés, ne pouvait commander aux flots irrités de ronger de nouveau les grèves qu’ils menaçaient de submerger en un jour ! Voila pourquoi il s’est abstenu, et il a bien fait. Mais cette confiance inouïe, qui consacrait ainsi comme nécessaire un pouvoir qu’on a depuis poursuivi comme anarchique, a-t-elle été démentie par les événemens ? Vous le savez, Messieurs, cinquante mille bras s’étaient arrêtés simultanément ; la faim avait dépassé le seuil de plus de dix mille ateliers ; il planait sur notre population je ne sais quelle atmosphère fiévreuse d’agitation, de guerre civile et de sanglans souvenirs. Nos rues étaient transformées en casernes, nos places en bivouacs, et notre ville était si bien gardée, qu’elle tremblait de peur comme un enfant, qu’elle s’était faite fuyarde et receleuse comme un bourgeois vis-à-vis des cosaques, qu’elle avait presque signé son testament ; et, de ces craintes qui nous remuaient jusqu’au fond des entrailles, qui saisissaient la France, qu’est-il advenu ? Évanouies comme une fumée. Les travaux ont repris leur cours, la confiance est revenue, le crédit s’est ranimé, les barrières et les caves ont restitué les marchandises et les richesses qu’elles avaient soustraites à un péril imaginaire, et le calme a triomphé de ces paniques frayeurs. Or, ce résultat immense, inespéré, a qui le devons-nous ? Aux baïonnettes ? non, cette fois, grace à Dieu, elles sont restées oisives. Aux réquisitoires ? En portefeuille, et plût au ciel qu’ils n’en fussent jamais sortis ! A qui donc, Messieurs ? A la moralité de l’association mutuelliste, qui n’a pas craint de revenir sur une mesure imprudente, et surtout aux courageux efforts de ces hommes que l’on poursuit aujourd’hui après s’en être servi comme d’instrumens de pacification.

Que de conclusions à tirer de ces faits ! que de considérations élevées ressortent de cette cause plus larges et plus fécondes que la mesquine application de l’art. 415 ? [3.2]Que dire d’un pouvoir qui s’abdique quand il faut prévenir le mal, qui remet la garde des lois aux violateurs des lois, sauf à leur faire plus tard un procès criminel ? de quel étrange malaise l’industrie est-elle donc tourmentée pour se réfugier ainsi dans l’illégalité sans que l’autorité ose l’y poursuivre tant qu’elle y demeure ? Toutes hautes questions dont la solution brisera plus d’une législation, infirmera plus d’une sentence. Mais que parlé-je d’avenir ! et pourquoi m’égarer dans des hypothèses dont la prévention me forcera au besoin de descendre ? Pardonnez, messieurs, si l’affection que m’inspirent mes cliens me fait surtout ressouvenir des titres réels qu’ils ont à votre estime, et des services qu’ils ont rendus. Leur éclat n’est point terni par la position qu’ils occupent ici. Néanmoins cette position me rappelle qu’ils ont commis une faute et que je les en dois justifier. Ce n’est pas la première fois que le mutuellisme est traduit à vos pieds. Il y parut au mois d’août dernier : il était fort de toutes les sympathies qui l’entouraient. Si sa défense fut incomplète, au moins fut-elle sincère et dévouée. Les magistrats eux-mêmes ne lui refusèrent pas l’appui de leurs paternels avertissemens. Ils mutilèrent l’art. 415 par l’art. 461 témoignant ainsi de la lutte qui s’élevait entre leur conscience et la loi. Le défenseur ne se tint pas pour satisfait ; il appela de cette sentence à une décision qui n’est pas esclave d’un texte rétrograde. Assurément il n’a pas la prétention de croire que cette chétive protestation ait eu quelque influence sur le mutuellisme. Mais au moins lia-t-elle son auteur à ses destinées : et, quand il est venu de nouveau s’asseoir sur ces bancs, sa place était marquée, il est venu la prendre. Non qu’il se flatte de protéger ses cliens : une amère expérience lui a trop enseigné que sa présence ni sa parole ne valent pas une protection ; il sait quelles préventions ont soulevées autour de lui l’ardeur de l’âge et l’exaltation d’une ame qu’il a peine à maîtriser. Devant d’autres magistrats il les aurait redoutées ; devant vous il ne s’est souvenu que de la droiture de ses intentions, de la bonté de sa cause et surtout de votre justice : de votre justice pour laquelle il ne saurait mieux témoigner de ses respects qu’en acceptant d’avance avec docilité ses arrêts.»

L’espace nous manque pour suivre l’orateur dans le récit des faits. Après avoir présenté l’historique du mutuellisme, il raconte comment les ouvriers peluchiers dont les façons ont été successivement réduites et sont tombées jusqu’à 1 fr. 75, ont été conduits à demander la suspension générale des travaux ; comment le conseil exécutif a proclamé le vote de la majorité sans donner aucun ordre. Il fait ressortir les sentimens de modération courageuse qui l’ont animé dans cette crise, et après un parallèle entre leur conduite et celle de l’autorité municipale, il prélude ainsi à la discussion du point de droit :

« Messieurs, qui êtes-vous ? pourquoi êtes-vous ici ? est-ce pour trancher par votre médiation arbitrale les différends survenus entre vos concitoyens ? non. Vous êtes les dépositaires des foudres légales, vous les tenez suspendues sur la liberté de vos semblables, de vos frères, de vos égaux devant Dieu et devant la raison. Oh ! que votre mission est à la fois belle et redoutable ! Dans son origine elle atteint jusqu’au ciel par les principes absolus de justice éternelle qui en doivent être la base, et dont vous êtes les représentans et les interprètes. Dans son exécution elle se confond avec l’emploi le plus vulgaire de la force, avec l’usage du sabre et le droit de la geôle : sans la garantie de votre équité [4.1]elle ne serait plus qu’une insupportable et monstrueuse tyrannie. Comme vos cœurs doivent battre sous vos toges à la pensée que vous avez dans vos mains de si grands intérêts et de si précieuses destinées ! car si la société, en vous instituant les ministres de ses châtimens, a fait de vous ses plus augustes soutiens ; le prévenu qu’elle traduit à vos pieds, seul, n’ayant que vous, a le droit de réclamer l’appui de votre impartiale sagesse. Or, dans cette lutte solennelle, qui sera le juge du camp ? vos consciences ? nous le voudrions, messieurs, toutes nos inquiétudes s’évanouiraient, nous vous abandonnerions avec joie le sort des hommes honnêtes que nous défendons. Mais qui serait assez audacieux de donner sa raison individuelle comme caution d’une pénalité ? Qui oserait se poser comme loi vivante et obligatoire, et ouvrir un cachot de par l’autorité de sa conviction solitaire ? L’humanité est trop infirme pour prétendre sans s’égarer à de telles hauteurs, pas assez dépravée pour accepter humblement un régime de bon plaisir. Aussi, messieurs, en vous plaçant sur vos sièges, l’état vous a donné un conseil auguste, permettez-moi de le dire : un maître. Ce maître, c’est la loi. Elle a tracé autour de vous un cercle inflexible ; tout puissans en-deçà, vous n’êtes rien au-delà, Quels que soient la désapprobation morale, le cri énergique de vos consciences indignées, la certitude des périls où la nation est jetée, le glaive échappe de vos mains. En user au nom d’une utilité quelconque, pour sainte soit elle, quand on ne l’a reçu que pour la défense de la justice et de la légalité, ce serait forfaiture. C’est là ce que le marquis de Beccaria faisait entendre dans un langage à la fois simple et pittoresque lorsqu’il disait : la sentence criminelle doit être un syllogisme parfait ; la majeure, le texte, la mineure, l’acte incriminé, la conclusion, la liberté ou la peine. C’est aussi pour se conformera à cette pensée que le législateur vous ordonne d’insérer dans vos jugemens le texte même de la loi en vertu de laquelle vous frappez. Ce n’est pas assez comme dans les matières ordinaires d’exiger des considérans motivées, qui soient comme le procès-verbal de vos débats intérieurs et qui rassurent la société et le prévenu ; il faut la lettre même du précepte, la lettre étroite, judaïque, à laquelle il n’est pas permis de changer un mot, parce que tout importe, tout est de rigueur quand il s’agit de punir une créature humaine, c’est-à-dire de la dépouiller des droits qu’elle tient de Dieu, et qu’elle exerce sous la garantie de sa libéralité égale pour tous. Par la même raison, il est défendu au magistrat de procéder par voie d’analogie ou d’induction. Il se renfermera dans sa cause ; il ne puisera aucun exemple ailleurs, et déposant son pouvoir aux pieds de la loi toutes les fois qu’il la trouvera muette, il ne comblera point une lacune avec laquelle son autorité s’évanouit.

Ces hautes vérités sont de tous les âges. On les rencontre comme préface des législations de tous les peuples policés : et vous êtes trop versés dans les richesses du droit antique, pour qu’il soit nécessaire de vous rappeler avec quelle précision énergique les jurisconsultes du Digeste1 les avait exprimées. Au titre ff de pœnis Marcien2 écrit ces belles paroles : « Le juge criminel se fera une chaîne des faits et de la loi. Il fuira avec un scrupule religieux l’affectation de la sévérité ou de l’indulgence : l’une ou l’autre serait une infraction à ses devoirs. » J’ai insisté sur cette démonstration parce qu’elle doit devenir la base d’une invincible fin de non-recevoir, derrière laquelle je prétends abriter mes cliens. Je m’y attache avec d’autant plus d’opiniâtreté,[4.2]qu’au mois d’août dernier j’ai eu la douleur de la voir dédaignée par les juges devant lesquels j’avais l’honneur de plaider, et j’ai pu croire que, mieux développée, elle n’aurait point été accueillie par ce mépris qu’elle ne méritait point. »

Ici M. Jules Favre s’attache à démontrer que l’article 415 n’est point applicable à la cause. Il prouve que les chefs d’atelier ne peuvent être confondus avec des ouvriers ; que le texte du code pénal n’a voulu frapper que les violations de réglemens relatifs aux manufactures. Rapprochant les termes qu’il a employés des lois de patente, il conclut de ce que les chefs d’atelier sont sujets à cet impôt, qu’ils doivent être réputés, suivant l’expression de la loi de brumaire an 7, fabricans à métier.

Passant au délit de coalition, il en nie l’existence. La coalition suppose la violence, et la procédure n’en constate aucune ; dans tous les cas, elle serait étrangère au conseil exécutif. Il invoque l’autorité même du parquet de la chambre du conseil, qui, dans l’affaire des tailleurs, n’a point jugé l’art. 415 applicable.

Enfin il repousse le deuxième paragraphe de cet article, en établissant que les membres du conseil exécutif n’ont jamais été ni moteurs, ni chefs de la coalition qui a suspendu le travail. Puis il ajoute :

« Est-ce tout, messieurs ? ai-je épuisé dans cette cause les considérations qui m’assurent l’acquittement de mes cliens ? Qu’ai-je fait jusqu’ici ? Je suis peut-être coupable d’avoir fatigué vos attentions par une discussion aride et déjà trop prolongée. Je me suis traîné à la remorque de la loi. J’ai combattu le code pénal par le code pénal, sans jamais élever mes regards plus haut que ses dispositions. N’aurais-je pas ainsi trahi les plus précieux intérêts de la défense, en la dépouillant de la majesté qui faisait sa noblesse et sa grandeur ? N’aurais-je pas mal à propos usé votre patience et mon énergie, en la forçant de ramper dans une argumentation servile, quand elle devait planer dans ces régions sublimes où les vastes problèmes sociaux sont tenus en réserve ? Croyez-vous en effet que votre jugement n’atteigne que les prévenus ? Votre jugement, c’est la sentence de l’industrie lyonnaise tout entière. Si vous en doutiez, cette foule qui, à vos deux premières audiences, se pressait autour de vous, tumultueuse, pleine d’anxiété, attendant son arrêt, vous apprendrait assez de quels grands intérêts votre sagesse est responsable. Avant de vous le rappeler, je devais pour mettre vos consciences à l’aise approfondir la question légale. Je devais, sous peine de déserter ma cause, fouiller jusqu’aux entrailles du droit pénal, afin de démontrer que l’arme rouillée que le ministère public veut faire revivre, n’a jamais été forgée pour nous frapper.

Maintenant que cette tâche est accomplie à la mesure de mes forces, permettez-moi, Messieurs, avant de m’asseoir, d’interroger les faits que j’ai racontés et de leur demander leur moralité véritable : perturbateurs audacieux, nous avons jeté l’effroi dans une grande ville ; nous avons glacé le sang de ses veines en paralysant son industrie, donné son cœur à dévorer à la faim, mis la guerre civile à ses portes, et la terreur ! Mais quoi ! sommes-nous donc des conspirateurs politiques rêvant au moyen d’un hardi coup de main l’usurpation d’une autorité jalousée ? Non. Nous sommes des travailleurs pauvres, n’ayant que nos bras pour lendemain. Le repos pour nous, c’est notre ruine. Et nous nous y sommes volontairement condamnés !

Si la détresse devait consumer des existences, elle aurait commencé par les nôtres ; si la guerre civile devait [5.1]immoler des victimes, nous serions tombés les premiers. Mais par quelle inconcevable folie une population est-elle donc ainsi poussée à un suicide systématique et raisonné ? Prenez-y garde, messieurs, il y a dans ces faits un haut enseignement. Une population ne devient pas folle à plaisir. Elle ne se jette pas de gaîté de cœur dans ces extrêmités fatales qu’elle rachète par ses larmes, ses souffrances et son sang. Quand de tels symptômes éclatent à la superficie, vous en pouvez conclure l’existence d’un mal profond et intérieur. Eh bien ! oui, l’industrie lyonnaise est rongée par une lèpre incessante qui la consumera jusqu’à la moelle de ses os, si on n’a pour la guérir d’autre remède que les jugemens de police correctionnelle, les sabres des gendarmes et la mitraille. A qui la faute ? Dieu le sait. Dieu qui tient dans ses puissantes mains les fils mystérieux de nos destinées et qui les débrouille alors qu’ils semblent le plus près de se rompre. C’est lui qui a fait gronder sur notre France le tonnerre de ses révolutions. C’est lui qui a soufflé sur notre sol, et la liberté est venue, comme un conquérant jeune et fier, moissonner les richesses que le pouvoir absolu laissait enfouies. Il nous a dotés du levain de la concurrence, et ce levain a fermenté sous ses regards, au soleil de la civilisation ; il a enfanté des prodiges.

Mais lorsqu’un principe s’est usé à servir le monde et a fait son temps, Dieu le retire pour le remplacer par des élémens nouveaux de grandeur qui puissent nourrir l’humanité, cette fille de sa sagesse et de son amour qu’il ne laissera pas périr d’angoisse et de misère. Seulement à ces jours transitoires de rénovation, d’horribles malaises se manifestent. Toutes les douleurs parlent à la fois, d’autant plus éloquentes qu’elles sont plus injustes et plus exigentes. On dirait que les sociétés qui se régénèrent se retournent pour se précipiter vers le chaos. Mais Dieu qui les voit et les guide se rit de leurs craintes : il ne permet ce désordre apparent que pour faire éclater sa grandeur, et convaincre de vanité jusqu’au désespoir de notre orgueil assez fou pour n’avoir de confiance qu’en lui-même !

Telle est, Messieurs, l’explication élevée de la crise où nous sommes. Les tempêtes, et quelles tempêtes nous ont jetés sur le seuil de l’avenir d’où nous entrevoyons de lointaines et consolantes beautés. Peut-être ne nous sera-t-il pas donné de reposer nos têtes en terre promise, à nous qui avons supporté toutes les dures fatigues du désert. Seulement dites-moi, messieurs, sur qui elles pèsent le plus ? N’est-ce pas sur ceux de nos frères que le hasard de la naissance a liés avec le besoin, et qui cheminent tout le long de la vie aux côtés de ce compagnon de douleur ! Ah ! pour eux chaque crise sociale est un affreux malheur parce qu’elle brise leur existence… Et quand ils s’associent pour alléger leur douleur, vous n’auriez pour eux que des sévérités ! »

Après une vive peinture des maux de la classe ouvrière, M. Jules Favre affirme que le mutuellisme, première entrave apportée au désordre d’une concurrence effrénée, ne périra pas ; il invoque toutes les circonstances atténuantes qui s’élèvent en faveur des prévenus, puis il termine ainsi :

« S’il y a des coupables, ils ne sont point à vos pieds. Les prévenus ! tout leur crime est d’avoir écouté les plaintes de leurs frères, de n’avoir pas compris le danger des mesures qu’on leur demandait. Qui les condamnerait pour n’avoir pas fermé leur cœur aux instincts pressans de l’humanité, pour avoir manqué d’intelligence ! Et pour cette faute légère vous les frapperiez [5.2]d’une dure pénalité, vous leur donneriez des fers, vous les traiteriez comme des vils malfaiteurs, eux, hommes de bien, citoyens dévoués, auxquels on ne peut reprocher qu’une erreur généreuse dans ces jours désolans où la ligne des devoirs est si incertaine ; vous les arracheriez à leurs familles auxquelles vous ne légueriez que la misère et le dénument !

« Oh ! non, il n’en sera pas ainsi. Je ne vous dis pas ce qu’une sentence de condamnation ajouterait de douleur aux douleurs saignantes de la classe ouvrière. Je sais que vous ne cherchez pas le texte de vos décisions dans les murmures de la foule. Mais, messieurs, si vos consciences ne repoussaient point le vœu de ce grand peuple qui vous implore, ne serait-ce pas pour vous un bonheur de jeter une parole de consolation au milieu de tant d’infortunes. Ce serait la première, elle serait bien comprise ; car, non seulement vous rendriez des pères à leurs enfans, des frères à leurs sœurs, des travailleurs à l’industrie, mais vous poseriez la base d’une pacification. D’une pacification ! oh ! la belle et douce espérance ; comme chacun sent le besoin de se rallier sous son drapeau. Qui de vous après tant d’angoisses, tant de rigueurs inutiles, tant de sang versé, n’est disposé à tous les sacrifices pour amener sa réalisation. Moi-même, messieurs, je ne craindrai pas d’humilier la défense en l’agenouillant, suppliante aux pieds de votre tribunal. Mais je n’en ai pas besoin. Magistrats du pays, vous comprendrez de quelles destinées suprêmes vous êtes les arbitres, vous nous ferez justice ; et cette justice, leçon pour le passé, avertissement pour l’avenir, sera votre gloire et notre salut, car elle deviendra le port commun où nos vieilles rivalités, lasses d’orages, viendront s’abattre et s’éteindront pour ne renaître jamais. »

Notes de base de page numériques:

1. Paru en 533, le Digeste (qui concernait la jurisprudence civile) était l’une des trois principales parties du Droit justinien (avec le Code et les Institutes), base du droit romain adopté ultérieurement, à partir du XIIe siècle, par l’Occident médiéval.
2. Marcien (vers 392 - 457), empereur romain d’Orient.

 

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