L'Echo de la Fabrique : 4 mai 1834 - Numéro 68

Variétés.

Une revue de l?Empereur.

L?anecdote suivante est extraite d?un article intéressant d?un journal de Bruxelles, sur une des promenades de cette ville, l?Allée verte. Il est question d?une revue que passait Napoléon dans cet endroit.

En distribuant ses regards à tous ses braves, l?empereur distingua un vieux soldat qui portait les insignes de sergent-major. Il avait des yeux grands et durs, qui brillaient comme des flambeaux sur un visage noirci par vingt campagnes. Une barbe énorme, couvrant la moitié de cette figure, la rendait encore plus formidable ou plus bizarre. L?empereur le fit sortir des rangs.

Le c?ur du vieux brave, si ferme, si intrépide, ressentit de l?émotion. Une vive rougeur parut sur ce qu?on pouvait distinguer de ses traits ; car il était modeste.

? Je vous ai vu, lui dit l?empereur. Votre nom ? ? Noëls, sire, répondit-il d?une voix déjà altérée. ? Votre pays ? ? Enfant de la Belgique. ? N?étiez-vous pas en Italie ? ? Oui, sire, tambour au pont d?Arcole.? Et vous êtes devenu sergent major ? ? A Marengo, sire. ? Mais depuis ? ? J?ai pris ma part de toutes les grandes batailles.

L?empereur fit un signe. Le sergent-major rentra dans les rangs, et pendant deux minutes Napoléon s?entretint avec le colonel. Quelques regards lancés sur Noëls pouvaient faire penser que l?empereur s?occupait de lui. En effet, c?était un de ces précieux soldats, vaillans et calmes, esclaves du devoir et de la discipline, constans et dévoués, comme les aimait l?empereur. Il s?était distingué dans toutes les affaires ; sa modestie, que peut-être il tenait de son pays, ne lui ayant pas permis de solliciter de l?avancement, on l?avait oublié dans toutes les promotions. L?empereur le rappela.

? Vous avez mérité la croix, lui dit-il, en lui remettant la sienne. Vous êtes un brave.

? Le soldat en ce moment se trouvait entre son colonel [7.2]et son empereur. Il ne sut pas répondre un mot, mais ses grands yeux adorèrent celui qui savait si bien récompenser.

Sur un geste de l?empereur, les tambours battirent un ban ; le silence se fit ; et le colonel, présentant à l?armée le nouveau chevalier de la Légion-d?Honneur, qui tremblait en plaçant avec transport sa croix sur sa poitrine, s?écria d?une voix forte :

? Au nom de l?empereur ! reconnaissez le sergent-major Noëls, comme sous-lieutenant dans votre régiment.

Toute la ligne présenta les armes. Noëls, dont tout le c?ur s?était ébranlé, entendit ce mot comme le prestige d?un rêve ; il voulut se jeter à genoux, mais la figure impassible de l?empereur, qui alors semblait plutôt rendre justice que donner des grâces, le retint.

Sans voir son mouvement, sans faire attention aux sentimens qui agitaient le brave, Napoléon fit un nouveau signal : les tambours battirent un second ban ; le colonel reprit de sa voix puissante :

? Au nom de l?empereur ! reconnaissez le sous-lieutenant Noëls comme lieutenant dans votre régiment.

Ce nouveau coup de tonnerre faillit renverser le Belge. Ses genoux le soutenaient à peine ; ses yeux, qui depuis vingt ans n?avaient jamais su pleurer, se mouillèrent de grosses larmes ; il chancelait, ses lèvres balbutiaient sans parvenir à exprimer aucun son ; il ne se reconnaissait déjà plus, lorsqu?un troisième roulement de tambour acheva d?égarer sa tête ; et le colonel dit :

? Au nom de l?empereur ! reconnaissez le lieutenant Noëls comme capitaine dans votre régiment.

Après cette promotion, l?empereur, avec ce calme supérieur aux passions, qui lui donnait tant de majesté, continua gravement et froidement sa revue.

Mais le pauvre Noëls s?était évanoui, les yeux gonflés de larme, dans les bras de son colonel, en poussant à moitié d?une voix étouffée ce cri sacré de : Vive l?empereur !

(Journal d?Arlon.)

 

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