L'Echo de la Fabrique : 16 novembre 1833 - Numéro 5

Au Rédacteur.

Quoique renfermé dans le coin de mon ermitage, j?ai lu votre estimable journal ; votre tâche est grande et pénible, ne vous le dissimulez pas : vous rencontrerez bien des obstacles, mais je ne doute pas que votre sagacité et votre persévérance ne viennent à bout de les surmonter. Néanmoins je pense que vous ne trouverez pas mauvais qu?un pauvre solitaire vienne joindre ses faibles efforts aux vôtres pour coopérer au bien. Je vais donc vous rapporter un passage que j?ai lu dans la Vie des Saints. L?époque, j?en conviens, est un peu reculée. Voici ce passage tel que je l?ai lu :

Un grand saint, qui se mortifiait tant qu?il en était olive, ce qui faisait qu?on l?appelait Saint-Olive, et possédant l?art de fabriquer des boulettes (car il s?en est fait dans tous les temps), occupait beaucoup de travailleurs, lesquels supportaient avec résignation les pénitences plus ou moins rudes qui leur étaient infligées ; [2.2]lorsque tout-à-coup l?esprit malin, cherchant sans doute à ébranler la foi de ce grand homme, suscita contre lui une infinité de damnés travailleurs qui eurent l?audace de se plaindre d?être mal payés, et portèrent le désordre parmi leurs confrères qu?occupait ce grand saint ; et, à l?exception pourtant de quelques-uns, tous se révoltèrent contre lui et jurèrent de le quitter.

Grande fut la douleur du petit nombre resté fidèle, en voyant leur patron sur le point d?être abandonné. En vain protestèrent-ils contre les satanés travailleurs, les choses marchaient toujours. Ils s?adressèrent alors au grand Saint-Bernard, qui, par ses ferventes prières, obtint que Dieu secourût son collègue alors absent. Dieu cédant aux importunités du grand Saint-Bernard, envoya une idée lumineuse à un des disciples de saint-Olive. Ce disciple convie à un déjeûner ses travailleurs restés fidèles. L?histoire dit qu?on y remarquait le compère G?, le complaisant V?, le paisible F?, le chaleureux M?, et bien d?autres dont les noms ont échappé à l?historien. Tous, en buvant le pétillant Champagne, jurèrent de mourir ou de ramener leurs confrères égarés. En effet, à force de réunions, de protestations, ils en ramenèrent plusieurs, qui, oubliant leurs sermens, rentrèrent dans la maison du saint homme, et les autres furent anathématisés.

Je conseille donc à MM. les négocians de nos jours, qui se trouvent dans la même position où se trouvait alors le grand saint-Olive, d?essayer le même moyen. Peut-être ce palliatif ferait-il cesser la mésintelligence qui règne entre eux et les travailleurs ; car il paraît, d?après ce récit, qu?un déjeûner a bien de la vertu. Un penseur moderne n?a-t-il pas dit que la fourchette était le sceptre du monde1?

Veuillez, M. le rédacteur, etc.

le solitaire du mont sauvage.

Notes de base de page numériques:

1 Il s?agit ici d?une référence à un passage de la pièce Vatel ou Le petit fils d?un grand homme (1825), d?Eugène Scribe (1791-1861).

 

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