L'Echo de la Fabrique : 16 novembre 1833 - Numéro 5

AU RÉDACTEUR.

Je crois devoir autant dans l’intérêt public que dans le mien particulier, dire un mot de mon affaire avec M. Michel.

En 1827, j’ai commencé de travailler pour la maison Michel et Giraud ; [3.1]en 1829, M. Giraud quitta son associé. M. Michel continua le commerce, et je continuai de travailler pour lui. Vous connaissez les usages de la fabrique ; les chefs d’atelier ont des livres sur lesquels on marque, soit le prix des étoffes et la matière première qu’on leur confie, soit le compte de l’argent qu’on leur remet, soit enfin les conventions qu’on leur impose souvent à leur insçu. Pour ne pas sortir de la question, je me contenterai de vous dire que le 12 novembre 1831, M. Michel m’ouvrit un nouveau livre que j’ai en ma possession, attendu qu’il est le dernier. Ce livre porte à la date précisée au compte d’argent : solde d’ancien livre 119 f. 75 c. ; à la date du 3 mars, se trouvent ces mots étranges : solde du compte d’argent de Michel et Giraud frères, d’accord d’être retenus à la huitième, 154 f. 50. A la fin d’août 1832, j’ai cessé de travailler pour M. Michel. Naturel de régler nos comptes, et c’est alors seulement que je m’aperçus de cette somme de 154 f. 50 c. J’en réclamai comme de raison le retranchement, et je demandai en même temps les indemnités qui m’étaient dues pour montages de métiers tirelles. C’est là tout ce que novembre a produit ; faut-il au moins ne pas le laisser perdre. M. Michel réclamait, lui, 255 f. 55 c. En retranchant les 154 f. 50 c. dont s’agit, il restait créancier de 101 f. 55 c. ; comptez les indemnités qui m’étaient dues, et dont je fournirai l’état, j’étais créancier au lieu de débiteur. J’eus cependant la faiblesse de souscrire un effet de 50 f., et je pensais bien qu’en acquittant ce bon, tout était terminé entre nous. M. Michel est resté long-temps sans venir le réclamer. Je l’avais souscrit avec mauvaise humeur ; avait-il la pudeur de renoncer à une dette aussi peu vraie ? Il parait que cette idée n’était pas la sienne, ou que le temps l’a bientôt effacée. Il est venu au conseil des prud’hommes, qu’il m’avait cependant déclaré redouter beaucoup (il est vrai que c’était au commencement de son installation), demander le payement de 255 f. 55 c., solde de son compte d’argent. Renvoyés devant arbitres : je me suis récrié et ai demandé s’il n’avait pas un billet de 50 f. Etourdi par ma brusque apostrophe, M. Michel avoua. Vous n’en avez pas besoin, lui observa complaisamment M. Labory ; mais j’insistai ; la parole était lâchée, et je dois rendre à M. Gamot cette justice qu’il se joignit franchement à moi pour exiger la production de ce billet. Je croyais mon procès sûr ; eh ! bien, le conseil a annulé ce billet et ordonné que nous compterions à nouveau. En vérité, je ne conçois pas cette jurisprudence.

J’ai paru devant les prud’hommes arbitres, ils m’ont déclaré créancier de 125 f., somme équivalente au plus à ce que j’ai perdu pour frais de montages, déduction faite de mes façons, d’où résulterait que j’aurais travaillé gratis. Ils n’ont pas voulu s’expliquer sur le maintien de la somme de 154 f. 50 c. que je ne dois nullement, et m’ont renvoyé au conseil.

Je vous le demande, est-il possible que si j’étais débiteur de la maison de commerce Michel et Giraud, Michel liquidateur n’ait pas fait suivre sur le compte d’argent cette somme, au lieu de la garder in petto, et de me la porter en compte trois ans après ? Je livre cette question à tout homme de bonne foi.

Quant au quantum de l’indemnité à moi due, n’est-il pas souverainement injuste qu’on veuille la soumettre à un arbitrage, lorsque la preuve écrite d’un réglement fait résulte d’un billet ? Si j’avais dû davantage, pourquoi n’aurais-je souscrit qu’un billet de 50 f. ? Je livre encore cette question aux hommes de bonne foi.

J’attends le jugement du conseil, il doit revenir sur une décision que rien ne justifie en fait ni en droit. Ma défense est simple, je me borne à dire : Je dois 50 f. et rien autre, je suis prêt à les payer à M. Michel contre la remise du billet que je lui ai souscrit, lorsque cessant de travailler pour sa maison, nous avons réglé nos comptes.

J’ai l’honneur, etc.

carrier,
Fabricant, rue de la Terrasse.

Note du rédacteur. – Si les faits que M. Carrier expose sont exacts, et nous avons tout lieu de le croire, nous avouons en toute humilité que nous ne concevons rien aux décisions des prud’hommes. Annuler un titre écrit afin de faire revivre d’anciennes créances qu’il a eu précisément pour but de régler définitivement, est un acte pour lequel la jurisprudence n’a pas de nom. Le vol, la fraude, la cause illicite ou l’absence de cause, et la violence, sont les seuls moyens en vertu desquels on puisse faire annuler un billet. Michel n’en invoque aucun ; dès lors le billet que Carrier lui a souscrit, est valable ; il ne peut être annulé. Ce point reconnu constant, quel doit être l’effet de ce même billet ? C’est nécessairement (l’usage et la loi sont d’accord sur ce point), de régler, de solder le compte des parties. On ne saurait lui attribuer une autre cause, et même cela résulte des circonstances de l’affaire. De quoi se compose la créance de Michel ? D’une somme de 154 f. 50 c., laquelle, par son étrangeté, par son inscription tardive, donne le droit de suspecter la sincérité. En retranchant cette somme, il reste 101 f. 5 c., somme insuffisante pour faire face aux indemnités dues à Carrier, puisque les arbitres lui allouent aujourd’hui 125 f. Est-il donc étonnant que Michel se soit fait justice et ait volontairement réduit à 50 f. une créance qui devait en vérité peser sur sa conscience ? Espérons donc [3.2]que le conseil reviendra sur une décision erronnée, et évitera au tribunal de commerce la nécessité de réformer un jugement qui ne saurait soutenir une décision sérieuse.

 

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