L'Echo de la Fabrique : 13 novembre 1833 - Numéro 4

Lexicologie.

monsieur. – sire. – messire. – cité. – citoyen.

C’est une chose bien étrange à voir dans le pays le plus avancé en civilisation, dans la terre classique de la philosophie du bon sens, qu’un si grand nombre de gens qui se laissent dominer par les préjugés. Nos pères ont dit cela, nos pères ont cru cela, nos pères ont fait cela, donc nous devons dire, croire ou faire comme nos pères. Le bel argument, ma foi ! Eh quoi ! parce que nos pères ont porté des culottes à brayettes et des boucles à l’œil, faudra-t-il que nous en portions aussi ? Non, certes, me répondra même l’aristocrate le plus entiché des vieilles coutumes : car l’on a reconnu l’indécence des culottes à brayettes, et le mauvais effet des boucles à l’œil, qui font un vieillard d’un homme de vingt ans, Fort bien ! Mais n’y a-t-il pas des choses tout aussi importantes à réformer dans nos usages que des brayettes et des boucles à l’œil ? Le langage ne réclame-t-il pas une épuration ? Si les mots doivent être la représentation fidèle des idées et des choses, pourquoi nous servons-nous toujours de termes impropres, de locutions indignes ? Ne s’apercevra-t-on jamais que les très humbles, les très obéissans serviteurs, sont des platitudes ? Ne saura-t-on jamais que la vraie politesse est celle qui repose sur l’amour du prochain, que celle-là est toute bienveillante ; que loin d’afficher la supériorité, elle relève par des égards l’honnête homme que la naissance ou les rigueurs du sort ont placé aux derniers degrés de l’échelle sociale ; que la bassesse et la flatterie ne sont point de la politesse, mais bien de la démoralisation, et que l’homme qui reconnaît des maîtres, se met de lui-même au niveau des animaux ? Ceci nous amène tout naturellement à rechercher l’origine du mot monsieur.

Le mot monsieur est composé de l’adjectif possessif mon et du mot sieur, qui n’est qu’une variété de prononciation du mot sire. Or, ce dernier mot, quoi qu’en dise Ménage1, vient du grec KURIOS, dominus auctoritatem habens, le maître absolu, celui qui s’empare de la puissance, de l’autorité.

[3.2]De KURIOS, on fait premièrement KUR, en retranchant la terminaison ; secondement, KIR, en prononçant l’upsilon (u) comme i ou bien y ; troisièmement, CIR, en adoucissant l’articulation du kappa (k) en c doux, comme on peut en juger du mot KUROS, que nous prononçons CYRUS ; d’où ensuite SIR, que les Anglais ont conservé, et que nous, nous avons allongé d’un e muet, selon notre coutume. Dans les commencemens, on ne se servait du mot sire qu’en parlant à des personnes de haut rang ; mais, par la suite, les juges et les consuls du commerce ayant usurpé cette qualification, elle tomba au nombre des mauvaises plaisanteries, et l’on ne s’en servit plus dans son acception absolue qu’en s’adressant aux rois. Ce fut sans doute pour satisfaire l’orgueil de la noblesse, offensée de voir des sire Pierre, des sire Mathieu, que l’on inventa le mot messire, composé, comme le dit assez judicieusement Nicod, cité par Ménage, de men, qui est notre mon en patois picard, et de sire ; et encore cette qualification, fut-elle réservée aux seuls chevaliers.

Quant à l’époque où le mot sire s’est introduit chez nous, je croirais volontiers qu’il faut remonter au temps des premières croisades. Son origine grecque me porte à penser que nos preux chevaliers nous le rapportèrent de l’empire de Constantinople, comme ils nous rapportèrent des reliques de Jérusalem.

A l’égard du mot sieur, duquel s’est formé monsieur, ce n’est, ainsi que je l’ai dit, qu’une variété de prononciation du radical KUR, dans laquelle, pour conserver le son de l’u, on a mouillé l’articulation du kappa, ce qui fait d’abord CIUR, puis SIUR, d’où enfin SIEUR. Ménage se trompe assurément quand il dit que du mot seniore, ablatif du latin senior, nous avons fait seigneur, et que de siore, contraction de seniore, nous avons fait sieur, les Italiens sire, d’où ensuite est venu notre sire. Si les mots sire et sieur sont sortis d’un même radical, comme il se trouve obligé d’en convenir, c’est du grec KURIOS, ainsi que je viens de l’exposer, et non du latin senior. C’est le mot seigneur seul qui dérive évidemment de senior ; et il est digne de remarque que seigneur dit moins que messire et monsieur, qui sont deux expressions hyperboliques, mensongères et ironiques pour ceux à qui on les adresse aujourd’hui ; car senior ne signifie que le plus âgé, l’ancien ; seniores, les anciens du peuple, les sénateurs, qui, dans les premiers temps, n’étaient ni comtes ni barons, mais les plus vertueux.

Dans la langue latine, c’est le mot dominus qui répond exactement au français monsieur : et cela est tout simple, puisqu’il correspond au grec KURIOS, de même que le verbe dominor, auquel il se rattache, correspond au verbe grec KURIEUO, se rendre le maître absolu.

Les Romains, du temps de la république, ne se servaient point du mot dominus ; ils ne se désignaient que par leurs noms. Cet usage subsista même après que César eut usurpé le pouvoir suprême. Suétone rapporte qu’au théâtre, un comédien ayant appelé Auguste dominus, tous les spectateurs jetèrent sur cet acteur des regards d’indignation ; en sorte que l’empereur défendit qu’on lui donnât davantage cette qualification. Caligula2 est le premier qui ait expressément commandé qu’on l’appelât dominus. Mais ensuite la flatterie surchargea le langage d’expressions encore plus nauséabondes. Martial3, en lâche adulateur, qualifia Domitien4 de dominum deumque nostrum (Domitien, notre maître, notre dieu).

Des empereurs, le dominus passa aux grands, et des grands aux simples particuliers, comme chez nous le sire, le messire et le monsieur. On ne se contenta plus d’être homme de bien, homme libre, membre de la cité, de jouir des droits de l’homme, on voulut être qualifié maître, dominateur. O vous ! qui vous glorifiez d’être républicains, pourquoi n’abjurez-vous pas ces vaines qualifications ? Donnez du monsieur à ceux qui veulent encore des maîtres ; mais bannissez entre vous les épithètes qui sont en contradiction avec, vos principes, et surtout ne cherchez pas à justifier vos faiblesses aristocratiques par ces raisons d’enfant : « C’est l’usage, la politesse le veut ainsi, ce mot est consacré. » Car je vous dirai, avec Paul-Louis Courrier : [4.1]« Voulez-vous donc toujours être non le plus esclave, mais le plus valet de tous les peuples ? »

(La suite au prochain Numéro.)

Notes de base de page numériques:

1 Il s’agit de Gilles Ménage (1613-1692) auteur à la fin du 17e siècle d’un Dictionnaire étymologique, ou origines de la langue françoise.
2 Caligula (12-41), empereur romain.
3 Martial (40-107), poète romain.
4 Domitien (51-96), empereur romain.

 

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