L'Echo de la Fabrique : 4 décembre 1833 - Numéro 10

Le pauvre diable industriel.

(Suite et fin.)

Le maire. ? Je suis content de votre manière de raisonner sur ce point ; causons un peu là-dessus, je prendrai des notes, et je rédigerai un vote pour notre conseil général ; je ne serai pas fâché d?y draper un peu les financiers, car ce sont les ennemis nés des propriétaires, qu?ils appellent des oisifs. Voulez-vous rester avec moi, vous m?apprendrez l?industrie, je sens qu?elle acquiert de l?importance même par ses malheurs ; vous me l?expliquerez, et moi je vous fournirai de quoi vivre. Que voulez-vous pour cela ?

Le vagabond. ? Des habits, du pain et une chambre.

Le maire. ? Pourquoi n?évaluez-vous pas cela en monnaie, 1200 fr. par an, par exemple ?

Le vagabond. ? Monsieur, j?ai horreur de ces appréciations ; depuis que les marchands d?or et d?argent ont tout su amener à eux, je ne veux plus rien avoir à faire avec la monnaie : toutes, les fois que j?ai eu le malheur de traiter de mes affaires en les stipulant dans cette valeur, j?ai vu mes plus beaux calculs renversés par des bourrasques auxquelles je ne m?attendais pas. Tant il y a que, si j?avais reçu du drap, de la toile, des vivres et le droit de me loger quelque part, en récompense de mes travaux, j?en aurais au moins pour trois cents ans car personne n?a plus travaillé que moi, et d?un travail compliqué et difficile, pour lequel il faut une intelligence naturelle et un long apprentissage préparatoire. Bon an, j?ai fourni à la consommation plusieurs millions d?aunes de toile de coton sur lesquelles il y avait de mon travail ; et je suis privé de tout, tandis que ceux qui ont gêné les producteurs ont vu se transformer leurs bénéfices en matière consommable, qui fut créée par la main de malheureux qui n?ont pas de quoi couvrir leur [4.1]nudité et apaiser leur faim. Il valait bien la peine de renoncer au régime féodal pour en voir naître un nouveau ! Peu m?importe que l?industrie soit pillée par des chevaliers ou par des financiers ; le résultat est le même.

Le maire. ? Voila le fâcheux : pourquoi diable êtes-vous vagabond ? vous y mettez sans doute de l?entêtement, c?est peut-être un peu pour décrier le gouvernement que vous vous êtes laissé tombé dans le dénuement. Vous n?avez donc rien lu de tout ce qui se dit de fort dans les livres et à la tribune des députés, sur les progrès étonnans de l?humanité, et sur la prospérité toujours croissante de la France ? On démontre par des chiffres que nous devons être plus heureux à présent qu?il y a dix ans, par exemple.

Le vagabond. ? Je ne sais s?il y a moyen de prouver cela par des chiffres, et s?il est vrai qu?en France on rencontre quelque augmentation de bien-être ; j?ose croire que, puisque avec du travail, bien entendu, je n?y participe pas, il y a quelque vice au fond de tout cela. Ma vie est une triste image du sort de cette partie industrielle de la société, qui ne sait point se ranger sous la bannière du privilége et du monopole. Il est des hommes condamnés aujourd?hui à servir des bêtes de somme à la production, et il est dur d?avouer que ce ne sont pas les moins intelligens.

Le maire. ? Ce que vous me dites là pourrait bien avoir son côté exact, et je ne serais pas fâché de vous entendre soutenir cela par quelques bons argumens ; je vois tant de misère à l?entour de moi, qu?il me prend quelque fois l?envie d?en rechercher la cause ; mais j?ai un certain receveur d?enregistrement qui détruit toutes mes raisons, en me parlant du crédit de l?état. Les gros bonnets de la commune prétendent que c?est très concluant.

Le vagabond. ? C?est un système comme un autre, que de croire faire la fortune des gens que l?on ruine en détournant leurs capitaux d?emplois productifs, mais cela n?a qu?un temps.

Le maire. ? Croyez-vous ? Expliquez-moi un peu cela.

Le vagabond. ? L?ignorance sur les vrais ressorts du crédit a fait tout le mal que l?on cherche en vain à déguiser par des articles de journaux, des expositions d?une industrie détournée de la route naturelle, et de faux calculs. Les financiers ont cru donner du crédit au gouvernement parce qu?on a su priver le travail des capitaux qui lui étaient destinés, pour les faire affluer dans les emprunts publics. Si on eût été habile, on eût remplacé ces capitaux en fondant pour le commerce des institutions de crédit, conséquence inévitable d?un système d?emprunts. Mais comme on ne connaissait rien à ce qu?on faisait, les crises commerciales et des révolutions ont succédé aux beaux rêves des incapables, et l?on cherche encore la cause des malheurs industriels, tandis qu?elle est évidente pour qui veut regarder devant soi ; mais comme il y a des monopoles là-dessous, on emploie tous les moyens pour écarter les esprits sains de pareilles contemplations.

Le maire. ? Ah ! ah ! messieurs les financiers, qui criez si fort contre le régime féodal, c?est à votre profit que vous le reconstituez, nous verrons ! Continuez, mon ami, votre conversation m?intéresse.

Le vagabond. ? Cependant ne rendez pas ces particuliers responsables des malheurs des temps ; n?en accusez que de faux systèmes, et l?abandon de ce principe : laissez faire, laissez passer.

Le maire. ? C?est un axiome de paresseux, qu?il n?est pas difficile de suivre, mais c?est dangereux ; d?ailleurs vous avez des économistes qui ne veulent déja plus de cette doctrine.

Le vagabond. ? Je tâcherai de vous l?expliquer, non avec des phrases de théorie économique, pour lesquelles vous n?avez pas besoin de moi puisque vous pouvez lire M. J. B. Say, qui est à mon avis l?écrivain le plus clair et le plus précis sur ces matières, mais par des faits commerciaux puisés dans la nature des choses.

En effet, après mainte conversation de ce genre, le maire eut honte d?avoir cru à l?efficacité des réglemens [4.2]sur l?industrie ; il revint sur plusieurs ordonnances qu?il avait faites sur la police des marchés de sa petite commune ; il avait jadis limité le nombre des bouchers et des boulangers, il eut soin de rendre libres tous les états qu?il avait cru pouvoir règlementer : il fut enfin persuadé que la main de l?administration gâte ce qu?elle touche. Tant de lumières attirèrent sur lui les regards du sous-préfet ; on le fit épier, et l?on apprit qu?il tenait ces belles choses d?un vagabond. Grand scandale dans l?arrondissement, si grand, que le maire fut obligé de renvoyer son maître en économie politique ; il lui fournit un vêtement noir complet, un passe-port pour l?Angleterre, et il le recommanda à un pair de la Grande-Bretagne. A Londres, on trouva le vagabond très sensé ; il devint secrétaire intime de lord Althorp, on dit même qu?il a mis un peu la main à la réforme du parlement ; on croit que c?est à lui que l?on doit les mesures qui ont mis fin à la crise commerciale de l?Angleterre. En France, on sait trop bien se garder des conseils d?un pauvre diable, pour en être arrivé à ce résultat ; chez nous, c?est aux gens qui font les abus que l?on demande des avis pour les faire cesser ; aussi, nous sommes très heureux !

J. J. Faz..1

Notes de base de page numériques:

1 Il s?agit très certainement ici de James Fazy (1794-1878).

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique