L'Echo de la Fabrique : 7 décembre 1833 - Numéro 11

Du droit de coalition.

Fit lex consensu omnium…

[1.1]Le temps a marché, nous devons marcher avec lui, ce n’est qu’à cette condition que nous pouvons atteindre notre but, le progrès social. Les réflexions de M. Trélat sur les coalitions d’ouvriers que nous avons insérées dans le N° 3 de l’Echo de la Fabrique, celles aussi que nous avons émises dans le N° 8 du même journal, sous ce titre : Des coalitions, ou l’art. 415 du code pénal apprécié, ne doivent plus faire la base de notre argumentation. En présence d’un texte de la loi écrite et de quelques révoltes partielles contre cette loi, M. Trélat et nous, à son exemple, avons pu hésiter sur le mérite de cette loi, sur son application, excuser la coalition par la misère, séparer la cause des maîtres de celle des ouvriers et demander indulgence. Aujourd’hui, en présence de ce même texte, mais en présence aussi d’une révolte générale de la société, obligés de nous prononcer de nouveau dans cette grave question, nous examinerons plus mûrement cet art. 415 et le droit nouveau que réclament les travailleurs.

Décidés à combattre une doctrine qui a pour elle le prestige :naturel et juste qui s’attache à l’autorité de la loi, la sanction unanime des tribunaux, nous n’oublierons pas le respect dû à la magistrature, l’obéissance que la loi demande ; mais nous saurons être fermes et modérés, vrais avant tout.

Il y a dans toute coalition deux faits qui la constituent : l’association et la contrainte.

Si les tribunaux n’avaient condamné que des violences individuelles, nous nous serions abstenus d’intervenir : la force est toujours abusive ; mais ils ont voulu condamner l’association. Le tribunal de Paris vient de déclarer que la violence elle-même n’était qu’une aggravation du délit de coalition ; c’est contre cette doctrine que nous devons nous élever.

Il nous serait facile d’ergoter sur les mots, et usant des ressources d’une langue malléable, de déguiser sous un mot nouveau, association, ce que le mot de coalition pourrait avoir de répulsif. Mais nous ne savons pas transiger ainsi avec nos principes, nous allons toujours droit à la question, et c’est cette franchise qui seule fait notre force. C’est donc bien la coalition que nous entendons défendre, la coalition telle que l’art. 415 du code pénal l’a décrite avec toutes ses circonstances (la violence exceptée).

Qu’est-ce que la coalition ? C’est, dit la loi, de faire cesser en même temps de travailler, interdire le travail dans un atelier, empêcher de s’y rendre et d’y rester avant ou après de certaines heures, et en général de suspendre, enchérir les travaux. Voila le crime de coalition tel que l’art. 415 du code pénal l’a formulé. Et [1.2]d’abord une réflexion se présente : Dites-nous, qui que vous soyez, ce crime vous inspire-t-il une bien grande horreur ? Vous sentez-vous saisi d’effroi en voyant l’homme qui s’en est rendu coupable ? Direz-vous, c’est un ouvrier coalisé avec la même terreur que vous diriez c’est un assassin, avec la même crainte seulement que vous diriez c’est un voleur ? De bonne foi, non ! Et pourquoi ? C’est que le vol, l’assassinat sont des crimes certains, évidens, palpables, si on peut se servir de cette expression ; la coalition n’est rien de tout cela, c’est un crime relatif, ou pour mieux dire, négatif. C’est un crime de convention ; il fallait que la loi lui imprimât ce caractère, parce qu’il ne le tient pas de la nature même. Cette distinction est importante ; il y a deux sortes de crimes, ceux qui existent par la force même des choses, indépendamment de la loi, qui prennent leur force dans cette règle intime que la conscience a traduite par ces mots : juste et injuste ; et ceux qui ne sont tels que par une volonté humaine. Ainsi, et pour rendre sensible cette différence, supprimez les peines contre le parricide, l’assassinat, le viol, l’incendie, le larcin, ces crimes n’en seront pas moins odieux ; mais par contre, essayez de punir les coupables de coalition et d’autres délits analogues de telles peines que vous voudrez ; vous ne ferez qu’appeler l’intérêt sur les délinquans. Pourquoi n’a-t-on jamais pu imprimer le sceau de l’infamie aux délits politiques ? C’est que leur nature ne le comporte pas. Qu’on envoye Charlotte Corday et Louvel à l’échafaud, Roger (le complice du colonel Caron) et Jeanne1 aux galères, l’échafaud et le bagne perdront pour eux, mais pour eux seuls, leur type d’infamie. Ce point établi, nous irons plus loin.

Si donc le délit de coalition n’existe pas par lui-même, mais par une volonté légale, il en résulte nécessairement que la loi changeant, il n’y aura plus de délit, par la même raison qu’un nouveau gouvernement absout ceux qui sous l’ancien étaient coupables de crimes politiques. Le carbonaro Barthe est aujourd’hui garde-des-sceaux. Qui peut répondre que Garnier-Pagès ne soit un jour ministre de la justice ; Jeanne, Granier, Cavaignac et Raspail représentans du peuple ?

C’est donc à changer la loi que nous devons nous appliquer, et l’on admettra bien avec nous que puisque le délit de coalition n’est qu’un délit légal, il cessera de l’être aussitôt que la loi aura changé. Ce qui ne pourrait avoir lieu pour les autres crimes ou délits, d’après la distinction que nous en avons faite ci-dessus.

Eh ! bien, si nous établissons que la loi a changé, nous aurons établi que la coalition n’est plus un délit.

Qu’est-ce que la loi ? C’est le produit, l’expression de la volonté générale ; partant elle est soumise à cette [2.1]même volonté. La volonté changeant, elle doit changer avec elle.

Niera-t-on maintenant que cette volonté genérale se soit manifestée ? niera-t-on qu’une réprobation unanime ait lieu contre l’art. 415 du code pénal qui proscrit les coalitions. Et pourquoi cette réprobation ? Parce que un nouveau fait social a surgi : ce fait est l’émancipation de la classe prolétaire. Il n’était pas même soupçonné par les législateurs qui ont écrit le code pénal. Une loi antipathique aux mœurs actuelles, une loi contraire à la volonté générale, ne mérite plus ce nom ; vainement elle tenterait de s’opposer au développement du fait nouveau que nous venons de signaler ; vainement elle voudrait le comprimer, il n’y a rien de si entêté qu’un fait ; on l’a dit avant nous. Et qu’importe à une loi de cesser d’être puisqu’elle n’est que le représentant d’une volonté supérieure qui lui a donné naissance ? Que lui importe puisqu’elle n’a qu’une force relative et non absolue ?

Cette volonté générale prouvée, a-t-elle droit de se produire ? Nous répondons sans crainte, oui, et nous le prouverons par ce simple raisonnement :

Depuis la révolution de 1830, le peuple a reconquis son droit de souveraineté dont il avait été privé d’abord par Napoléon, ensuite par les Bourbons ; il est aujourd’hui ce qu’il n’était pas auparavant, parce qu’il avait été vaincu, et que les vaincus subissent la loi du vainqueur ; il est le peuple souverain.

Conçoit-on un peuple souverain, et qui n’aurait pas le droit de changer les lois que bon lui semblerait ? Ou il faut que le parquet et la magistrature nient la souveraineté du peuple, et en ce cas nous leur montrerons les pavés de juillet, immortels témoins de cette souveraineté ; ou il faut qu’ils avouent avec nous qu’un peuple souverain a le droit de se régir par lui-même, et que toutes les entraves à sa liberté tombent de fait le jour où il reprend son pouvoir. Le peuple souverain a donc pu légalement et par le seul fait de sa volonté unanimement établie (ce qui résulte évidemment des coalitions nombreuses qui existent sur tous les points de la France, du langage de la presse et du barreau), abroger l’art. 415 du code pénal. La tâche du législateur est actuellement de coordonner la loi avec les mœurs nouvelles ; c’est son devoir…

En résumé, le droit de coalition existe dans toute sa plénitude. Il est un de ceux que le peuple a conquis en juillet. L’art. 415 du code pénal est donc par le fait purement et simplement abrogé comme tel ou tel édit de nos anciens rois, telle charte, telle capitulaire, dont l’abrogation légale n’a jamais été promulguée ; et cela n’a rien d’étrange et d’illégal. A-t-on abrogé les lois de la Convention ? Non. Subsistent-elles toutes ? Non. Pourquoi ne les exécute-t-on pas ? Parce qu’il y a abrogation tacite, parce qu’il y a eu antipathie entr’elles et l’ordre de choses qui a suivi, ni plus ni moins qu’entre la loi répressive des coalitions et l’ordre de choses actuel. En proclamant, par exemple, Louis-Philippe roi des Français, le peuple souverain a suffisamment abrogé la loi de la Convention qui le condamnait à mort. En se coalisant de toutes parts, le peuple souverain a abrogé suffisamment aujourd’hui, et par le fait, l’art. 415 du code pénal. Vous l’avez dit, avocats, dans ces nombreux procès, vous l’avez dit : Il n’y a plus d’art. 415 devant la volonté générale du peuple. Loin de nous la pensée de prêcher la révolte contre la loi en général ; nous soutenons seulement avec vous qu’une loi particulière a cessé d’être. Les premières applications de cette loi ont pu être justes et rationelles, elles ne le sont plus aujourd’hui.

Nous envisagerons dans un autre article le droit de coalition comme droit inhérent au travail.

Notes de base de page numériques:

1 Principaux personnages mentionnés ici : Charlotte Corday (1768-1794), guillotinée pendant la Révolution pour avoir assassiné Jean-Paul Marat ; Louis-Pierre Louvel (1783-1820), guillotiné pour l’assassinat du Duc de Berry ; Augustin-Joseph Caron (1774-1822) , carbonaro, accusé en 1822  d’avoir fomenté avec son aide Roger le complot de Colmar ; Jeanne, combattant républicain du cloître de St-Rémy en juin 1832.

 

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