L'Echo de la Fabrique : 29 janvier 1832 - Numéro 14

LE BAL ET LES PRUD?HOMMES.1

Savez-vous bien ce que c'est qu'un bal au ministère ? ouvrez les journaux, et vous y verrez les détails pompeux d'une fête administrative. Fleurs, lustres, harmonie suave, rien n'y est épargné ; votre c?ur bondira de plaisir au seul récit de tout cet éclat, de toute cette magnificence. Eh quoi ! vous ne paraissez pas ému, touché ? Vous ne bénissez pas une sollicitude si inquiète de vos besoins ? Ignorez-vous que votre industrie en retirera un immense profit ! Et qu'avez-vous à désirer quand là haut, on rit, on chante, on se foule, ivre de jouissances, toujours renouvelées !

Ah ! c'est que les traits du peuple ne se modèlent pas sur la figure des grands ; c'est que par le temps lourd qui nous pèse, plus leurs fêtes à eux, sont belles, plus leurs femmes parées, plus leurs joies éclatantes, et plus aussi notre misère à nous, nous semble profonde et amère. Les théories de M. Dupin n'ont pas fait fortune parmi nous, peuple, et nous n'entrevoyons pas encore la nécessité de créer des charges exprès pour dépenser des revenus. Nous avions la bonhomie de croire que l'or prodigué aux décorations prestigieuses d'un bal, eût fait bien plus d'heureux, tari bien plus de larmes, accumulé bien plus de bénédictions, distribué qu'il eût été à tant de mains tendues par le besoin et la souffrance. Nous aimions à croire que quelque pudeur restait au front de nos gouvernans, et que, désolés de leur impuissance à nous soulager, ils auraient au moins la pitié de ne pas insulter à nos maux par un faste inopportun.

Nous n'avions pas réfléchi qu'ils ont une majorité à assurer, des indécis à entraîner, chose bien plus importante que de venir au secours de l'industrie.

[2.2]Il est vrai qu'on vient de nous jeter une ordonnance sur l'organisation nouvelle des prud'hommes ; hélas ! toujours même défiance des uns, même partialité pour les autres ! Nous avions cru jusqu'ici, les intérêts de huit à dix mille chefs d'ateliers, aussi respectables que ceux de six cents fabricans ; aussi, n'avons-nous pu contenir notre surprise à la vue de ce neuvième fabricant, nommé comme pour faire pencher la balance ; mais surtout comment qualifier cette disposition de l'ordonnance : La fabrique d'étoffes de soie nommera huit chefs d'ateliers ou ouvriers possédant en propriété au moins quatre métiers !

Créer une aristocratie ! c'est par trop fort ; déclarer d'un trait de plume, immoral et incapable (car l'exclusion équivaut à tout cela) tout ouvrier ne possédant pas quatre métiers, nous semble de nos jours une étrange anomalie. Pourquoi pas alors établir des échelons parmi les fabricans, et ne donner le droit d'élection, par exemple, qu'à ceux faisant mouvoir au moins deux cents métiers par jour ? Les opérations se trouveraient grandement simplifiées par ce mode nouveau. Peut-être nous dira-t-on que des élections faites par 10,000 individus, seraient tumultueuses ? Qui empêche de ne les réunir que successivement au nombre de 600 ? qu'elles seraient longues à opérer ? qu'il y ait quatre collèges de 600 personnes, aux quatre points cardinaux de la ville, et en cinq jours tout sera terminé. Mais ajoutera-t-on, et c'est là le grand argument, c'est qu'un ouvrier ne possédant qu'un métier, ne présente pas les garanties nécessaires ! singulier raisonnement, en vertu duquel est enclin au désordre, celui-là même que la moindre commotion peut priver de ses moyens d'existence !

La raison en est, que c'est toujours le même système qui nous régit, celui de la peur ; on ne donne qu'en grimaçant ce qu'on devrait accorder de bonne grâce ; partant, point de reconnaissance. Au lieu d'entrer franchement, et d'une manière large dans la voie des améliorations, au lieu d'encourager l'esprit d'association, on est toujours dominé par de puériles terreurs, guidé par de mesquines chimères, on crie à l'émeute, on tremble devant le haillon du prolétaire, et on ne sent pas que le moyen de le rendre inoffensif, est de l'attirer à soi, de le soulager, et non de le repousser et de le maudire.

Pour nous, qui ne demandons que justice et concorde, nous espérions que l'ordonnance eût dû être ainsi conçue :

1.° La fabrique d'étoffes de soie nommera seize prud'hommes, dont huit fabricans nommés au scrutin secret, par tous les fabricans, justifiant de leur patente, et huit chefs d'ateliers ou ouvriers, nommés également au scrutin, par tous les chefs d'ateliers ou ouvriers, justifiant de la possession d'un métier.

2°. Le président du conseil des prud'hommes sera élu au scrutin secret, et pris parmi les huit fabricans nommés pour faire partie du conseil.

3.° Le vice-président sera élu parmi les huit ouvriers faisant partie du conseil.

De cette manière les droits de tous eussent été respectés. Chaque ouvrier possédant un métier, se fût senti représenté dans le prud'homme auquel il aurait donné sa voix ; les fabricans n'auraient pas paru avoir une prédominance injuste, et nous pouvons affirmer que tout ouvrier aurait avec joie reconnu pour son président le fabricant à qui l'éducation doit nécessairement donner plus d'instruction et de capacité.

On arriverait graduellement en suivant cette marche, à la fusion d'idées, d'intérêts, à l'harmonie que nous [3.1]désirons vivement voir régner entre toutes les classes de travailleurs, et qu'on n'obtiendra qu'en leur témoignant égale confiance, égale protection.

Léon F.

Notes de base de page numériques:

1 L?auteur de ce texte est Léon Favre d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
Les canuts réclamaient du travail et de l?instruction, deux leviers de l?émancipation physique et morale, et non la charité. Lorsqu?en décembre 1832 Garnier-Pagès demandera « qu?a-t-on fait pour les ouvriers de Lyon ? » et que M. Fulchiron répondra, à la Chambre, « la charité », Marius Chastaing notera, « Voilà tout ce que nous offre le coryphée des aristocrates de coffre-fort auxquels juillet a donné le pouvoir » (L?Echo de la Fabrique du 9 décembre 1832).

 

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