L'Echo de la Fabrique : 21 décembre 1833 - Numéro 15

Des Brevets d?invention.

La législation des brevets d?invention a besoin d?une réforme complète. Nous allons, pour le faire mieux comprendre, mettre sous les yeux de nos lecteurs un exemple tout récent de ce qui se passe dans l?arrondissement de Saint-Etienne. Depuis quelque temps, une fabrication nouvelle, celle des tissus élastiques au moyen du caout-chouc, ou gomme élastique, a été apportée dans l?arrondissement de Saint-Etiennei. Nous croyons utile de donner quelques détails sur cette substance qui est très employée dans les arts, depuis quelques années.

Le caout-chouc est une substance résineuse qu?on retire par incision de l?hévé, arbre qui croît naturellement au Brésil et à la Guyanne, dans l?Amérique méridionale. Elle en découle en liqueur blanche comme du lait, qui brunit et se durcit ensuite à l?air. On la recueille sur cet arbre en lui donnant la forme d?une poire, au moyen d?un morceau de terre grasse sur lequel on fait découler la résine, et qu?après cette opération, on extrait de l?intérieur, en la brisant. On l?envoie en Europe toute desséchée et préparée aussi sous diverses formes. Les Indiens en font des chaussures, des bouteilles, des vases, etc. Ce produit avait déja été employé en France, avec succès, dès 1795. Quelques années après, plusieurs chimistes et manufacturiers ont réussi dans les essais qu?ils ont fait. En 1811, M. Champion établit des tissus hygiéniques imperméables ; après lui, Marqui, et ensuite plusieurs chimistes [3.2]français ; mais on fit long-temps de vains efforts pour filer la gomme élastique afin de la rendre propre au tissage.

En 1820, Nalder prit un brevet d?invention pour la fabrication de divers objets dans lesquels le caout-chouc coupé en fils servait de ressorts. Il introduisait ces fils dans une espèce de coulisse ou boyau formé de cuir ou de toute autre matière. Il obtenait de cette manière des tissus pour bretelles, ceintures, etc., parfaitement élastiques. Ce brevet, tombé depuis long-temps dans le domaine public, a donné l?idée de tous les autres brevets qui ont été pris depuis cette époque. En 1820, Reithoffer et Purtfher prirent, à Vienne en Autriche, un brevet de 5 ans, pour une invention ayant pour objet de confectionner des tissus élastiques, au moyen du caout-chouc et l?emploi d?autre matières filamenteuses. Ce brevet, étant expiré, est encore entré depuis dans le domaine public. En 1829, ils contractèrent une société avec Reybert qui se chargea de prendre des brevets d?importation en Angleterre et en France. Mme Reybert vint pour cela à Paris, où elle communiqua cette invention à MM. Rattier et Guibal, qui demandèrent, le 12 novembre 1829, un brevet d?invention en leur nom, qu?ils ne purent obtenir, la demande n?étant pas accompagnée des plans et pièces justificatives.

M. Verdier, obtint en 1830 une mention honorable pour ses taffetas gommés ; le caout-chouc en dissolution était étendu sur le tissu, et on réunissait deux pièces que l?on comprimait pour faire couler l?excès du liquide. Dans cet état, le tissu est parfaitement imperméable : l?air même ne peut le traverser. Aussi, s?en sert-on avec avantage pour faire des coussins que l?on remplit d?air ; et on pourrait, en opérant sur des toiles grossières, obtenir des tissus imperméables pour couvrir les voitures, les bâtimens, etc.

Mais ne voila-t-il pas que le 31 mars 1830, MM. Rattier et Guibal, de Paris, demandèrent et obtinrent (en demandant, on obtient toujours en payant), un brevet de 15 ans, pour l?art de réduire en fil le caoutchouc, et d?en former des tissus à l?aide de toute matière filamenteuse. Nous croyons inutile de faire remarquer l?absurdité de cette spécification qui semble vouloir comprendre toute la fabrication des tissus élastiques. Ces Messieurs, après avoir décrit dans leur brevet trois moyens généraux de couper la gomme, bien entendu avec des ciseaux, comme on le fait de temps immémorial dans les colléges, ont annoncé qu?ils tendent cette gomme pour lui donner plus de finesse ; et dans cet état, ils recouvrent le fil de caout-chouc, de fils de coton ou de toute autre matière, à l?aide d?un métier à lacet ordinaire ; le caout-chouc est dans le lacet ce que l?on a toujours appelé, à Saint-Chamond et à Saint-Etienne, l?ame. Notez bien que le métier à lacet, ainsi que ce produit, ne sont pas des inventions, puisque MM. Richard et Chambovet ont depuis long-temps exécuté des lacets semblables, avec la différence que l?ame était formée d?un gros fil de chanvre. MM. Rattier et Guibal réunissent plusieurs fils ainsi recouverts, et en forment la chaîne d?un tissu qu?ils tissent à la manière ordinaire et sur des métiers pareils à ceux de nos ouvriers de montagnes. Ces Messieurs avaient, il paraît, peu de connaissance en fabrique, puisqu?ils n?ont pas même détaillé dans les procédés de fabrication les métiers les mieux appropriés à ce genre de tissage ; ils se sont ravisés, en avril 1832, et ont pris un supplément à leur brevet d?invention, pour le coupage de la gomme seulement, au moyen d?une machine : ils ont ajouté aussi que tout est fait de la même manière, jusqu?au tissage ; seulement, au lieu d?ourdir la chaîne par les procédés ordinaires, on met chaque fil sur une bobine et un contre-poids à chaque bobine, tendue au moyen d?une corde, invention connue de tout temps à Lyon et à Saint-Etienne pour les velours façonnés, sur roquetins.

Le 16 juillet 1832, MM. St-Gilles et Blanchin, de Paris, plus modestes dans la spécification de leur brevet, ont pris un brevet d?inv. de 5 ans pour des tissus et toiles élastiques dans lesquelles ils emploient le fil de caout-chouc pur, sans qu?il ait été recouvert d?autre matière sur le métier à lacet. Une partie du tissu est formée de caout-chouc pur, l?autre de toute autre matière filamenteuse. [4.1]Ils ont fait cession de ce brevet à M. Daubrée, qui, après avoir apporté de grandes améliorations dans ce genre de fabrication, prit un nouveau brevet d?invention et de perfectionnement de 15 ans, le 14 août 1832. M. Daubrée a élevé une filature de gomme élastique près de Clermont, et s?est associé, pour l?exploitation de la fabrication des tissus élastiques, avec une maison de Saint-Etienne. Avec les débris et restes de la gomme élastique qui ne peut être employée à faire des fils, M. Daubrée établit un cirage hydrofuge qui met les chaussures à l?abri de l?humidité.

M. J. Boivin, de Saint-Etienne, a pris aussi, depuis cette époque, un brevet pour une machine à couper la gomme élastique.

Sans vouloir examiner ici la validité ou l?absurdité de la plupart des brevets, nous terminerons en faisant connaître la marche suivie par le juge de paix dans les procès qui se sont élevés à Paris et à Saint-Etienne. MM. Rattier et Guibal ayant appelé à Paris tous les soi-disant contrefacteurs de leurs produits, ont obtenu du juge de paix plusieurs jugemens contradictoires, exécutoires, nonobstant appel, avec saisie des marchandises et métiers, amendes, dommages et intérêts, etc. Ceux-ci ont rappelé de ces jugemens, et les procès commencés vont durer plusieurs années. Les frais s?élèveront à des sommes considérables, ce qui ne serait pas arrivé, si des conseils de prud?hommes ou des tribunaux de commerce eussent été appelés à connaître des affaires de ce genre. On sent quel mal il peut résulter pour toutes les contrées manufacturières de France, qu?un juge de paix très versé dans les matières civiles, mais souvent très ignorant en fait de matières commerciales, placé à 100 lieues de nous, puisse arrêter tout-à-coup les travaux d?un grand nombre d?ouvriers.

Faisons des v?ux pour que le gouvernement, éclairé sur la question des brevets d?invention, fasse prompte justice aux réclamations de toutes les chambres de commerce de France, afin que les fabricants, les ouvriers et mécaniciens, n?étant pas distraits de leurs juges naturels, puissent exercer leur industrie avec toute confiance et sécurité.

P. H.

Notes de fin littérales:

i. Cette fabrication vient de tomber dans le domaine public. (V. l?Echo des TravailleursL?Écho des Travailleurs, N° 3).

 

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