L'Echo de la Fabrique : 25 janvier 1834 - Numéro 25

DE LA FERMETÉ NÉCESSAIRE AUX OUVRIERS

dans leurs rapports avec les négocians.

Plus on cède, plus on est obligé de céder : cette maxime est de tous les temps, elle est vraie dans toutes les positions ; c?est surtout aux ouvriers qu?il convient de la rappeler, en ce moment où les opérations commerciales languissent. Nous savons combien l?application de cette maxime peut être pénible, mais nous savons aussi combien son abandon serait préjudiciable ; on nous permettra une courte digression.

Vivre en travaillant est la condition imposée à l?humanité par Dieu même ;i l?homme a donc droit au travail : puisque c?est du travail qu?ils doit tirer sa subsistance, c?est pour faciliter l?homme dans l?exploitation du travail que la société a été créée ; ainsi la société qui refuserait le travail a un de ses membres serait en état de révolte contre la divinité ; elle serait immorale. L?homme enlevé à la liberté naturelle par la société doit trouver une compensation aux devoirs que cette dernière lui impose : où trouve-t-il cette compensation ? est-ce dans la protection que la loi lui accorde ? Non, car cette protection est souvent un mensonge ; toujours elle est une amère dérision pour celui qui n?a rien. Où peut-il donc trouver cette compensation ? Dans une facilité de vivre, plus grande que dans l?état sauvage. Sous ce rapport, la société doit donc aussi à ses membres le travail, condition de l?existence, comme l?homme, par suite d?un décret céleste, se doit lui-même au travail.

Ces principes posés, et pour en faciliter l?intelligence, nous les formulerons de cette manière : 1° l?homme se [1.2]doit au travail ; 2° la société doit le travail à l?homme ; 3° le travail doit nourrir l?homme.

Nous ne nous étendrons pas sur les deux premières propositions, elles sont évidentes et comprises de chacun ; nous pourrons d?ailleurs y revenir ; il est des vérités triviales qu?on ne saurait néanmoins répéter trop souvent. Nous nous bornerons à dire quelques mots sur la dernière.

Cette dernière proposition est sans doute aussi certaine que les deux premières, et cependant l?on agit de toute part comme si elle n?existait pas. La convention seule, parmi nos diverses assemblées législatives, a eu la conscience de cette vérité : elle n?a eu qu?un tort, celui d?abaisser le prix de la subsistance, ne sachant pas qu?il fallait au contraire élever celui du travail. Héritiers des doctrines qu?elle a léguées au genre humain, nous devons nous garder de son erreur. Le travail doit nourrir l?homme : posons ce principe parce qu?il est juste, et quelles qu?en soient les conséquences, aucune clameur ne doit nous arrêter. Nous ne serions pas dignes de défendre la cause du prolétariat, si nous hésitions à proclamer une vérité quelque audacieuse qu?elle puisse être. Le bon Fontenelle voulait, s?il avait la main pleine de vérités, ne l?ouvrir qu?à demi pour les laisser tomber goutte à goutte ; nous ne partageons pas cette opinion, car c?est ainsi que des hommes bien intentionnés, mais timides, cherchent à prolonger la longue enfance de l?humanité, et lui dénient le droit de prendre la robe virile. Nous ne tirerons cependant pas aujourd?hui toutes les conclusions qui dérivent nécessairement de ce principe ; nos lecteurs les pressentent déjà, et nous saurons bientôt les leur rendre de plus en plus palpables. Nous nous contenterons de dire, en thèse générale, que si le travail descend à un taux où il ne peut plus nourrir l?homme, ce dernier doit le refuser ; car alors ce n?est plus son affaire, mais celle de la société tout entière dont l?institution n?a pas eu d?autre but. Il ne faut donc pas que sous un prétexte quelconque les travailleurs consentent à abaisser le prix du travail ; s?ils le font, c?est un véritable suicide qu?ils commettent, ils doivent avoir la fermeté de refuser tout travail non rétribué ; ils doivent se déterminer à souffrir plutôt que de consentir à avilir le salaire. Ils souffriront sans doute pendant quelque temps, mais ils seront indubitablement dédommagés, au lieu que, s?ils entrent dans la voie du rabais, ils ne savent pas où ils s?arrêteront, et au bout est un abîme. C?est pour n?avoir pas scrupuleusement observé la maxime que nous avons invoquée en commençant cet article, vivre en travaillant, que les ouvriers en soie de notre ville en vinrent un jour au point d?inscrire sur leur bannière : Mourir en combattant. Ils n?auraient jamais eu l?idée de cette déplorable ressource, [2.1]s?ils avaient plus long-temps médité sur la première partie de leur devise.

L?obstination des travailleurs vaincra celle de ceux qui les exploitent, c?est-à-dire forcera ces derniers à restreindre leurs bénéfices. Nous sentons le besoin de nous expliquer, afin que nos paroles ne soient en aucun cas mal interprétées. Loin de nous l?idée que la classe commerçante se fasse un jeu des souffrances de la classe laborieuse ; mais voici de quelle manière il faut envisager la question. Les conditions d?alimentation, et en général les habitudes de la vie étant plus dispendieuse dans la première classe que dans la seconde, l?envie, le désir naturel de faire fortune étant aussi plus grand dans cette classe, il lui faut des bénéfices beaucoup plus élevés, c?est-à-dire des bénéfices qui ne sont nullement en rapport avec le travail, ou pour mieux dire, cette classe cote son travail à trop haut prix. Plus soucieuse aussi que la classe ouvrière, elle fait une large part aux chances du commerce, et veut s?assurer contre elles par une prime trop forte ; en un mot, la journée du négociant n?est nullement en rapport avec la journée de l?artisan. La spéculation et le travail n?ont pas encore consenti à habiter le même toit, à être de la même famille. Sans doute il faut faire une part à l?intelligence qui ordonne, mais il ne faut pas la faire trop forte aux dépens du travail qui exécute. Ainsi nous posons en fait que le négociant appelle perdre lorsqu?il ne gagne pas suffisamment ; lorsque les affaires vont bien, style de commerce, le négociant spécule et gagne, mais encore alors il fait petite part à l?ouvrier ; lorsque les affaires vont mal, le négociant gagne moins, c?est naturel, mais il veut reporter la totalité de la perte sur l?ouvrierii, c?est là que commence l?injustice. C?est contre cette injustice que nous voulons prémunir les ouvriers, et nous n?avons qu?un conseil à leur donner, c?est d?être fermes et de refuser le travail à l?instant même où le travail ne peut plus les nourrir.iii

Notes de fin littérales:

i. Un philosophe a énergiquement exprimé : Nasci p?na, labor vita, necesse mori.
ii. Nous citerons deux exemples pour le prouver. A l?époque du tarif, on avait porté à 90 c. les cotepalis qui étaient payés 45 c. ; un négociant s?en plaignit à un fabricant de notre connaissance, et eut la naïveté de lui dire dans la conversation, qu?à 70 c. on aurait pu consentir : Il payait donc 45 c. ce qu?il avouait pouvoir payer 70 c. autre exemple. Le prix des velours fut porté à 11 fr. 25 c., au lieu de 7 fr. 50 c. Un négociant alla chez M. MartinonMartinon, et obtint de la complaisance de ce dernier de réduire le prix à 10 fr. (M. MartinonMartinon fut vertement tancé par ses collègues, de s?être arrogé un droit qui n?appartenait qu?à la commission réunie : ceci est de notoriété publique). Il avouait encore par là un bénéfice illicite de 2 fr. 50 c.
iii. Nous donnerons à cet égard un exemple récent qui prouvera qu?avec de la fermeté la condition des ouvriers peut s?améliorer. M. BonnandBonnand, négociant très connu de cette ville, a proposé dernièrement de porter à 1 fr. 10 c. les étoffes façonnées pour ombrelles qu?il payait 1 fr. 20 c. : refus de la part des chefs d?atelier. M. BonnandBonnand fait couper les pièces, paye des indemnités, etc ; mais ne pouvant vaincre l?entêtement des chefs d?atelier, il a bientôt rétabli ses prix. Voyez encore l?affaire MartinMartin et BrissonBrisson, et tant d?autres que nous pourrions citer.

 

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