L'Echo de la Fabrique : 29 janvier 1834 - Numéro 26

Adresse des chefs d?ateliers et ouvriers passementiers

de la fabrique de rubans de saint-étienne,

AU ROI DES FRANÇAIS.i

[1.2]Sire, dans le moment où votre majesté appelle les députés de la France à venir débattre les intérêts du pays, et où les ministres vont s?occuper de présenter des lois sur les coalitions et associations d?ouvriers qui se forment sur tous les points du royaume, nous chefs d?ateliers et ouvriers de la fabrique de rubans de Saint-Étienne, présumant que les rapports qui vous ont été faits sur l?état de notre manufacture ont pu être exagérés, et que l?on pourrait donner à l?association que nous avons formée un caractère politique, craignant que la vérité, qu?il est si utile qui est si utile que les rois connaissent, ne parvienne pas jusqu?à vous, nous avons cru pouvoir vous faire connaître, par l?organe de nos délégués, l?expression de nos sentimens, vous suppliant d?accueillir les observations que nous osons vous présenter sur les moyens d?améliorer le sort de la classe ouvrière.

La ville de St-Étienne est une des plus importantes de la France, par ses fabriques d?armes de guerre et de chasse, et de quincaillerie ; par l?exploitation de ses mines de houilles, qui ont pris un grand développement ; par l?établissement de plusieurs chemins de fer, et enfin par sa fabrique de rubans qui est la première du monde dont nous faisons partie.

Les rubans se fabriquent sur deux genres de métiers bien distincts, savoir : ceux à une seule pièce à la main, à la haute et basse-lisse, que la modicité de leur prix d?achat et la simplicité de leur mécanisme surtout de celui de basse-lisse a mis à la portée des habitans des campagnes des environs de St-Étienne : le nombre de ces métiers est d?environ 18,000. Des [2.1] commis parcourent à cheval les villages, ils remettent la chaîne et la trame des rubans aux ouvrières, et rapportent les pièces fabriquées. Les personnes qui se livrent à ce genre de fabrication, occupées une partie de l?année, à la culture des terres, ne sont pas dénuées de moyens d?existence, quand les travaux de la fabrique de rubans sont arrêtés.

Le second genre de métiers qui est celui à plusieurs pièces, constitue la partie mécanique la plus importante et la plus active de la fabrique de rubans. Le plus, grand nombre de ces métiers se trouve à Saint-Étienne et à peu de distance de la ville. Ils sont appelés métiers à la barre, parce que le travail s?effectue au moyen d?une longue barre de bois, que l?ouvrier tient entre ses mains, et avec laquelle il imprime le mouvement aux diverses parties du métier qui opèrent le tissage : il est reconnu que ce métier est très fatigant pour l?ouvrier, qui est obligé de se tenir debout et courbé pendant tout le temps qu?il travaille. Son occupation devient encore plus pénible quand il a terminé le tissage, étant obligé de rester étendu sur son métier, n?ayant d?autre point d?appui que la poitrine ; il reste des jours entiers dans cette position, pour disposer et faire succéder de nouvelles chaînes à celles qu?il vient de tisser.

Il y a environ 15 ans que la mécanique à la jacquard de Lyon, appliquée au métiers à la barre, a produit dans la fabrication des rubans une heureuse révolution, qui lui a permis d?obtenir toutes sortes de rubans façonnés ; le métier à la barre ne fabriquait, avant cette époque, que des ouvrages faciles, tels que taffetas, satins, galons, et quelques petits façonnés, au moyen d?un tambour, ou grand cylindre de bois, garni de touches disposées pour faire lever ou baisser les lisses du dessin que l?on voulait exécuter.

Les métiers à la barre, employés par la fabrique de rubans de St-Étienne, s?élèvent à environ 5,500 ; le nombre de pièces de rubans que fabrique chaque métier est toujours proportionné à la largeur du ruban ; ils peuvent être répartis ainsi qu?il suit :

nombre de métiers. terme moyen. prix.
200 m. velours doubles pièces, 30 pièces 1,000 fr.
800 m. taffetas et galons noir, 26 pièces 400 fr.
1 500 m. taffetas et satins unis, 20 pièces 500 fr.
500 m. façonnés à tambour, 14 pièces 800 fr.
2 500 m. jacquard, 12 pièces 1,200 fr.

Ces 5,500 métiers représentent le travail de près de 100 mille métiers à la main, qui ne pourraient fabriquer qu?une seule pièce à la fois. Chaque métier met un peu plus d?un mois pour tisser un chargement, c?est-à-dire, l?assortiment de pièces d?un métier. La longueur de la chaîne, remise toute préparée par le fabricant, varie de 6, 8, à 12 douzaines d?aunes, suivant la largeur du ruban à fabriquer, vu que la petite largeur se tisse avec plus de célérité que la grande.

Le prix de la façon est payé à l?ouvrier par douzaine d?aunes du ruban fabriqué. Les ateliers, dont le loyer est payé par le maître ouvrier, se composent de 2, 3, 4, et rarement 5 et 6 métiers ; le chef de la fabrique s?occupe du tissage, à moins qu?il n?ait qu?une fabrique de 2 métiers ; il est assez occupé pendant toute la journée à tenir les métiers en bon état, à leur procurer continuellement du travail, et à surveiller les détails minutieux et l?économie de la fabrication. Il donne le coucher et la soupe à ses ouvriers, supporte différens petits frais de chauffage, entretien des métiers et autres, et paie à l?ouvrier la moitié nette de la façon du tissage qu?il reçoit du fabricant : il est aisé de voir qu?il ne lui reste qu?une bien petite partie de cette autre moitié.

(La suite au prochain numéro).

Notes de fin littérales:

i. L?espace nous a manqué jusqu?à ce jour pour insérer, suivant notre promesse, l?Adresse au roi des passementiers de St-EtienneSaint-Étienne. Nous n?avons pas besoin de dire que nous sommes loin de partager les espérances qui l?ont dictée, et surtout que nous désapprouvons les expressions peu civiques dont le rédacteur, M. Ph. heddeHedde Ph., conservateur du Musée de St-EtienneSaint-Étienne, homme cependant d?un grand talent, s?est servi ; nous sommes à cet égard complètement de l?avis de l?Echo de la FabriqueL?Écho de la Fabrique, mais nous ne l?imiterons pas jusqu?à sacrifier les choses bonnes que cette adresse contient à un vice de forme, quelque grave qu?il soit. Nous croirions manquer, en le faisant, à notre devoir de journaliste et à notre spécialité. Au reste, cette susceptibilité patriotique du gérant de l?Echo de la FabriqueL?Écho de la Fabrique nous a surpris. Lorsque ce gérant lui-même, simple chef d?atelier, chargé de représenter toute une population ouvrière, a terminé un mémoire aux ministres par les mots : « Votre très humble et obéissant serviteur », il n?a guère le droit de beaucoup s?offusquer que M. HeddeHedde Ph., fonctionnaire public, se soit oublié jusqu?à dire au roi : « Vos très humbles et obéissans sujets », en parlant des délégués de la Fabrique de St-EtienneSaint-Étienne. L?un vaut l?autre : le serviteur d?un ministre peut bien être le sujet d?un roi.

 

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