L'Echo de la Fabrique : 8 février 1834 - Numéro 29

SUR LA LIBRE DEFENSE

Devant le Conseil des Prud’hommes.

réponse à m. le préfet du département du rhône .

L’Echo de la Fabrique, en rendant compte, dans son N° 55, de l’entrevue de MM. Charnier et Ray avec M. le préfet du Rhône, rapporta certaines paroles que nous avions présentées différemment, c’est-à-dire d’une manière dubitative et telles qu’il nous semblait convenable qu’un fonctionnaire avait pu s’exprimer. Nous nous proposions de rectifier notre récit d’après celui de notre confrère ; mais ce dernier ayant reçu, le 20 janvier dernier, une lettre par laquelle M. le préfet relevait et taxait d’inexactitude les différences existantes entre son récit et le nôtre, nous dûmes attendre la réponse de l’Echo de la Fabrique. Ce journal, par son silence prolongé, paraît avoir accepté le désaveu de M. le préfet. Nous maintenons donc notre narré comme le seul véritable ; mais ce n’est pas pour constater notre plus ou moins grande exactitude que nous prenons la plume : un soin plus sérieux nous occupe, et aurait dû, ce nous semble, éveiller la sollicitude de l’Echo de la Fabrique. Ce soin est celui de répondre à une doctrine erronée de M. le préfet, et qu’il convient de combattre à sa naissance. La lettre de ce magistrat ne nous ayant pas été adressée, c’était naturellement à l’Echo de la Fabrique à répondre ; mais puisque ce journal a des choses plus importantes à faire que de défendre les ouvriers, nous supplérons à son silence ; car il faut bien que la fabrique ait un organe ; elle est assurée de toujours la trouver en nous, et nous avons prouvé qu’aucun autre soin ne pouvait nous distraire de ce devoir.

M. le préfet, en terminant sa lettre, s’exprime ainsi : Quant aux autres questions traitées incidemment, je n’ai pris aucun engagement… Celle du droit d’appeler un défenseur tient à l’interprétation de la loi spéciale sur les prud’hommes et à la police intérieure de ces conseils dont le législateur n’aurait à s’occuper, qu’en cas de désaccord dans la jurisprudence des tribunaux ; c’est sous ces rapports que je ne crois pas devoir en saisir le ministère.

Nous répondrons en peu de mots : La sagacité ordinaire de M. le préfet l’a abandonné en cette occasion. Essayons de le prouver.

M. Royer-Collard1 a dit un jour, aux applaudissemens de toute la France : « Il n’y a pas de droit contre le droit. » Nous nous emparons de cet axiome pour l’appliquer à la question qui nous occupe. Le droit d’appeler un défenseur est-il ou non de droit commun ? L’affirmative n’est pas douteuse. C’est un droit qui ne souffre aucune exception. Il est certain cas où il faut comparaître en personne ; par exemple, devant une cour d’assises, un tribunal de police correctionnelle, un conseil de guerre, et il n’y a point de cas où la loi défende de se faire assister d’un défenseur. Le droit de la défense n’est donc pas dépendant du bon plaisir des tribunaux ; il est le droit lui-même ; rien ne peut prévaloir contre lui. Il n’est donc pas exact de dire que le droit d’appeler un défenseur dépend de l’interprétation de la loi spéciale sur les prud’hommes. Cette loi exige, et c’est avec raison (car on devrait, selon nous, étendre cette sage obligation à tous les autres tribunaux), exige la présence des parties, mais elle n’exige pas qu’elles ne puissent être assistées d’un défenseur. Et pourquoi ? Parce qu’elle ne le peut pas, parce que le droit de libre défense lui est supérieur, parce que le conseil des prud’hommes ne peut pas avoir une règle qui soit contraire [2.2]au droit commun. Disons-le hardiment : le conseil des prud’hommes a le même droit d’empêcher un ouvrier de se faire assister à sa barre par un défenseur, que Charles X avait de promulguer les ordonnances de juillet, et voila tout. Si cela n’est pas, nous calomnions le conseil. Eh ! bien, que le conseil nous fasse un procès ! La question est bien nettement posée entre nous ; nous le défions de trouver un tribunal qui décide que nous avons tort de réclamer le droit de libre défense.

Il ne s’agit donc pas non plus, d’après ce que nous venons de dire, que le droit de libre défense tienne à la police intérieure du conseil. Le conseil est libre de fixer les heures de ses audiences et beaucoup d’autres choses qui tiennent à ce qu’on appelle l’ordre, la police ; mais il n’est pas libre encore une fois, parce qu’il n’en a pas le droit, de proscrire le droit de libre défense. Le conseil des prud’hommes est un véritable tribunal : il rend des jugemens, mais à la différence des autres tribunaux, il ne veut pas qu’ils soient précédés d’une discussion éclairée. Ah ! voyez, monsieur le préfet, où mènerait votre raisonnement, s’il plaisait au conseil de proscrire le papier timbré et de ne faire rédiger ses jugemens que sur papier libre. Que lui diriez-vous ? Permettez-nous d’emprunter la réponse que vous feriez à cette étrange prétention, car les cas sont identiques, à la seule différence que l’emploi du papier timbré n’est qu’une mesure fiscale, et que le droit de la libre défense est un droit sacré. On peut le proscrire, tout est possible à l’arbitraire ; mais l’empêcher d’être, non.

M. le préfet n’a donc pas besoin, pour soumettre cette question aux ministres, d’attendre qu’il y ait désaccord à ce sujet dans la jurisprudence des tribunaux. Il n’a qu’à consulter la loi et voir si le conseil des prud’hommes s’y conforme ou s’il la viole scandaleusement. Notre cause est tellement bonne, que si nous récusons monsieur le préfet, nous sommes prêts a accepter pour juge monsieur Gasparin.

Il appartenait à ceux qui ont les premiers soulevé cette question de s’en constituer les champions, et c’est sans doute pourquoi l’Echo de la Fabrique actuel l’a délaissée. Nous y reviendrons parce que cette question, est fondamentale ; elle est même urgente. Chaque audience du conseil le prouve.

Notes de base de page numériques:

1 Référence ici aux mots du chef de file des Doctrinaires, Pierre-Paul Royer-Collard dans son discours De la liberté de la presse (1827).

 

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