L'Echo de la Fabrique : 5 février 1832 - Numéro 15

DE L’INSTRUCTION POPULAIRE.1

Les sages de tous les temps et de toutes les opinions ont dit que pour rendre l'homme meilleur il fallait l'instruire. L'instruction développe son intelligence, le préserve d'une corruption morale, et toute nation jalouse de sa gloire, de sa puissance, doit chercher tous les moyens de la propager parmi le peuple.

Aujourd'hui, dans ce siècle tant vanté comme siècle des lumières, est-ce de bonnee foi qu'on vient nous dire, tout a un terme, les nations ont assez avancé dans la carrière de la civilisation, il faut qu'elles reculent ? Eh quoi ! vous croyez, parce que vous avez des orateurs brillans à la tribune ; parce que vous avez au barreau des jurisconsultes consommés ; parce que vous avez des capitaines peut-être meilleurs que ceux de Sparte et de Rome, vous croyez toucher au sommet de la civilisation. Mais vous n'avez donc pas voyagé dans cette France la première nation du monde ? Vous n'avez donc pas vu le paysan de la Bretagne, des Vosges, de la Provence, du Languedoc, ne sachant pas lire, et comprenant le français à peu près comme un Lapon ? Vous n'avez donc pas vu autour des principales villes du royaume le laboureur n'ayant aucune idée littéraire et ne sachant que compter tant bien que mal le revenu de ses terres ? et cette classe d'hommes qui peuple les villes et qu'on appelle barbares ou prolétaires n'est-elle pas privée de toute instruction ? Ainsi, en France, dans le pays le plus vanté pour la civilisation, sur trente-deux millions d'habitans, vingt millions languissent dans l'ignorance la plus complète.

Si les masses populaires sont peu instruites, est-ce leur faute ou celle de ceux qui les gouvernent ! C'est ce que nous allons examiner.

On reproche à cette classe, qu'on appelle peuple, de négliger l'éducation des enfans. Voilà certes une accusation grave, est-elle fondée ? donne-t-on les moyens nécessaires à cette classe de mettre à profit les leçons de morale mises à la portée du peuple ? dans une grande ville, dans Lyon par exemple, lorsque l'ouvrier pendant 8 à 10 ans, gagne de 28 à 32 sous par jour, et si ce temps est celui où deux de ses enfants sont en âge de s'instruire, pourra-t-­il penser à leur éducation ? tandis que l'un sera occupé au cannetage et l'autre à tourner une mécanique pour gagner leur pain, il nous semble que ce n'est pas trop possible que ces enfans ainsi enchaînés profitent des bienfaits de l'instruction. Nous supposons même que ces enfans ne soient point occupés, le père pourra-t-il les envoyer à l'école et payer les mois ? on nous dira peut-être qu'il existe des écoles gratuites, et c'est là où nous voulions en venir. Combien en compte-t-on à Lyon pour une ville de 200,000 ames ? Nous en comptons une, [3.1]celle dirigée par l'honorable M. Bailleul. Que nos administrateurs, qui en partie ont souscrit pour cette école, se rappellent les sujets qui en sont sortis, ils jugeront par là du bien qu'eût produit l'établissement de semblables écoles dans tous les quartiers. Nous avons, il est vrai, les frères de la doctrine chrétienne ; qu'on nous pardonne notre opinion, mais nous croyons que ces écoles ne sont plus de notre siècle ; et d'ailleurs, elles ont un assez grand nombre d'élèves sans que pour cela les classes pauvres en soient plus instruites.

Nous en concluons donc que pour que les classes populaires puissent profiter de l'instruction, première source de bonheur et de prospérité d'un état, il faut qu'un père puisse par son travail subvenir aux besoins de sa famille, afin que ses enfans passent leur jeune âge dans les écoles primaires. Il faut que dans les villes où les ouvriers forment la majeure partie de la population, les écoles lancastriennes soient multipliées à ce que chaque quartier en ait une ; il faut qu'on en établisse dans le moindre village.

Alors, nous croyons qu'on pourra parler des progrès de la civilisation ; alors, nous croyons qu'on rendra les hommes meilleurs, et que chacun d'eux connaissant ses droits sera plus dévoué à ses cocitoyens et à sa patrie à laquelle il croira tout devoir.

A. V.

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur de ce texte est Antoine Vidal d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832). Rapidement Marius Chastaing se fera dans L’Echo l’autre principal chantre de l’instruction. Ses thèses sur « l’égalité sociale » vont dès lors s’inscrire dans la vulgate démopédique républicaine de ces premières années de 1830 ; si le nécessaire est absolument indispensable à l’émancipation physique, l’instruction est la base de l’émancipation morale : « […] il faut à tous les hommes cette instruction élémentaire qui les civilise, et leur apprenant leurs droits, leur enseigne aussi leurs devoirs. Alors disparaîtront la grossièreté, la brutalité qu’on reproche à la classe pauvre ; alors, et comme par enchantement, se développeront les vertus morales, dont le germe est en elle » écrira Chastaing rapidement (numéro du 27 mai 1832) alors qu’en octobre de la même année il inaugurera au sein même de L’Echo de la Fabrique une nouvelle rubrique, les « lectures prolétaires », pensées comme un véritable « cours d’instruction » offert aux lecteurs canuts (numéro du 14 octobre 1832).

 

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