L'Echo de la Fabrique : 22 février 1834 - Numéro 31

CRISE INDUSTRIELLE À LYON.

suspension de la fabrique d?étoffes de soie.

LYON EST TRANQUILLE? Ses citoyens ont su déjouer d?odieuses trames, se garder aussi d?un entraînement généreux, mais dont le temps propice pour la manifestation n?est pas encore venu, et surtout résister [1.2]aux infames provocations de l?incendiaire Courrier. Ce résultat a déconcerté singulièrement les hommes qui voulaient à tout prix une revanche de leur défaite en novembre, et croyaient l?obtenir en énumérant les troupes qui cernaient déjà et occupaient militairement la ville ; les moyens de défense que l?autorité avait à sa disposition, les forts qu?on eut l?air dernièrement d?élever contre l?ennemi.

Echappés comme par miracle à la tempête qui menaçait de nous engloutir, il n?est pas inutile de jeter un coup-d??il en arrière, Nous pouvons, assis sur le port, contempler cette mer calme aujourd?hui ; agitée hier par la tourmente. La tourmente a cessé : mais le vent qui la produisit pourrait encore souffler, et nous pourrions être moins heureux.

L?état de la fabrique de Lyon n?est qu?imparfaitement connu au dehors. Cette fabrique ne peut se comparer à nulle autre, tant les rouages qui la composent sont compliqués.

Sans compter les professions accessoires, quatre classes spéciales forment ce qu?on appelle la fabrique de Lyon : le commissionnaire qui achète l?étoffe fabriquée et la fait parvenir dans toutes les parties du monde par l?entremise de ses correspondans ; le négociant, improprement appelé fabricant, qui livre au commissionnaire la marchandise fabriquée, reçoit ses commandes pour celles à fabriquer, invente et dispose les dessins, spécule sur le prix des soies, sur l?écoulement probable et plus ou moins forcé des étoffes ; le chef d?atelier qui monte les métiers, fait dévider la soie, fabrique et surveille la fabrication ; le compagnon qui, ainsi que son nom l?indique, partage avec le chef d?atelier le labeur de la fabrication.

On a bien écrit en tête du code de nos lois : Les Français sont égaux ; mais une triste expérience vient chaque jour démentir cette maxime, et, sans sortir de notre spécialité, nous dirons, sans crainte de démenti, que l?égalité règne entre les commissionnaires et les négocians ; mais elle n?existe pas entre ces derniers et les chefs d?atelier. Reçus seulement dans un couloir de quelques pieds de dimension, appelé par une insultante dérision la cage, les chefs d?atelier ont eu plus d?une fois à y subir les humiliations des négocians et de leurs commis souvent imberbes. La progression des idées a, dans ces derniers temps, fait un besoin a tous les hommes de l?égalité, et, comme il arrive toujours aux époques de transition, on a regardé le chef d?atelier demandant, exigeant des égards soit en qualité de citoyen, soit en qualité de travailleur, on l?a regardé comme un esclave révolté !? Et la cupidité et l?orgueil réunis ont cru en se coalisant le forcer, par l?abaissement du salaire, à rentrer dans l?ordre. Etrange calcul ! machiavélique conception ! Pour résister plus efficacement à [2.1]cette oppression, les chefs d?atelier et les compagnons, unis déjà par une intimité journalière, par la souffrance des mêmes besoins, ont résolu de former un seul faisceau. De là sont nées deux associations : celle des Mutuellistes et celle des Ferrandiniers. Poursuivons :

Les doctrines st-simoniennes, fouriéristes et celles plus utiles parce qu?elles sont d?une application plus prochaine, les doctrines républicaines, fermentant dans toutes les têtes, ont produit une théorie neuve, la prééminence du travail sur l?argent. Les hommes de l?argent ont résisté ; c?était naturel : comment demander à une aristocratie qu?elle se suicide elle-même ?

Les travailleurs ont senti que la première chose pour eux était d?assurer le salaire. Ils ne le pouvaient que par l?intervention du gouvernement, et le gouvernement, routinier et monarchique, ne trouva rien de mieux qu?un tarif, parce que des tarifs avaient déjà existé. C?était une grave erreur, nous le disons franchement : il fallait fixer non le prix essentiellement variable de la fabrication, mais le prix de la journée de travail. Ainsi, au lieu de dire l?aune de peluche est fixée à trois francs, par exemple, il fallait dire : la journée du tisseur d?étoffes est fixée, à Lyon, à trois francs, si cette somme eût été jugée suffisante pour faire vivre honorablement un citoyen, sauf à diminuer les impôts et à coordonner ensuite les dépenses aux recettes. Qu?en serait-il résulté ? C?est que le négociant peluchier, sachant qu?il ne pouvait employer un ouvrier à moins de 3 fr. par jour, aurait calculé combien d?aunes de peluches, il pouvait faire, et se serait basé là-dessus dans ses rapports avec les commissionnaires. En cas de discordance sur la quantité d?aunes possible à fabriquer par jour, le conseil des prud?hommes aurait été appelé à juger, et le négociant convaincu de faire travailler habituellement des ouvriers au-dessous du prix de la journée, aurait été justiciable du tribunal de police correctionnelle, comme celui prévenu de prêter habituellement au-dessus du taux légal, pour y subir la peine infligée aux usuriers. L?un et l?autre sont en effet également coupables pour tirer un lucre excessif soit de l?argent, soit du travail, et l?assimilation de ces deux capitaux n?a rien qui puisse choquer aujourd?hui.

Cette combinaison si simple n?a été ; avancée nulle part à notre connaissance. Nous essaierons de la développer ailleurs plus amplement ; revenons à notre sujet. On se souvient que le tarif fut accepté avec reconnaissance, par les ouvriers ; ils le regardèrent comme leur charte? Un jour on vint leur dire que cette charte n?existait plus, et lorsqu?ils allaient demander pourquoi, on les repoussa à coups de fusil? Le désespoir fut leur guide? Ils présentèrent le combat et furent vainqueurs. Voila toute l?histoire des événemens de novembre 1831? Il n?est plus difficile, de concevoir la gêne qui a dû suivre dans les rapports journaliers des négocians et des ouvriers. L?irritation fut entretenue ensuite par le Courrier de Lyon, journal écrit avec de la boue, lorsqu?il ne l?est pas avec du sang, encensant Prunelle et Fulchiron ? Journal ministériel qui vint jeter maladroitement dans la balance le poids de son impopularité, et mêler à une question industrielle si grave celle irritante d?une royauté dont Lafayette et Dupont de l?Eure se repentent? A la même époque était né l?Echo de la Fabrique. C?était un chef d?atelier qui avait conçu la pensée d?une feuille consacrée à l?émancipation des ouvriers, pensée adoptée avec enthousiasme par plusieurs de ses collègues et dont nous avons hérité, par la fondation qu?ils ont faite de l?Echo des Travailleurs.

Le conseil des prud?hommes qui devait être une arche de salut, dévia bientôt de la route qu?on s?attendait à lui voir parcourir. Les prud?hommes furent trop juges au lieu d?être représentans. Nous n?en dirons pas davantage pour ne pas nous répéter inutilement.

La leçon de novembre était complètement perdue, ou si l?on s?en souvenait, ce n?était, comme nous l?avons dit, que pour en tirer vengeance si l?occasion se présentait jamais. Que de griefs nous passons sous silence ! S?ils sont publiés tant mieux, nous ne les rappellerons pas.

Il y a déjà quelque temps, les négocians commencèrent à baisser les prix. Plusieurs maisons furent arrêtées [2.2]par les sociétés mutuelliste et ferrandine qui avaient grandi dans l?ombre. M. Chegaray, procureur du roi, eut la bonhomie de voir dans cet acte un délit de coalition, comme si l?article 415 du code pénal n?était de fait abrogé par nos m?urs. Est-ce que, nouvel Epiménide, ce fonctionnaire avait dormi depuis 18l0 ? Le soleil de juillet aurait dû le réveiller? Plus tard, la maison St-Olive fut exécutée ; mais son interdiction, loin d?amener un résultat conforme au but proposé, ne fit qu?éloigner du mutuellisme quelques-uns de ses membres? Le but était donc manqué, et la société mutuelliste dut comprendre que toute mesure qui ne serait pas générale de la part des ouvriers serait frappée d?impuissance. Une baisse nouvelle se préparait, les négocians en peluches avaient donné le signal ; nous voulons bien croire que ce qu?on a rapporté à ce sujet est une calomnie, et qu?une coalition des négocians pour amener cette baisse n?a jamais existé ; une suspension générale de travail fut votée le 13 février, à une majorité de 253 voix (1297 contre 1044). La société des ferrandiniers donna son consentement ; nous ignorons le chiffre des votes. Il est vrai de dire (et c?est un tort grave de la part de la société mutuelliste qu?elle a noblement reconnu), que les chefs d?atelier non mutuellistes ne furent pas consultés : cependant, pris à l?improviste, convaincus d?ailleurs des bonnes intentions de leurs confrères, ils accueillirent cette mesure sans la blâmer ni l?approuver. Nous-mêmes nous n?hésitâmes pas à prêcher une union devenue indispensable ; mais comme il ne convenait pas qu?une portion quelconque de citoyens pût se croire en droit de dicter, des lois à une autre, nous nous mîmes en rapport avec la société mutuelliste, au nom des fabricans étrangers à son organisation, et nous l?avouerons, ces rapports sur le pied d?une stricte égalité ont été à la satisfaction commune

? Que faisait pendant ce conflit l?autorité ? Rien, sinon des proclamations commençant par ces mots : Mes chers concitoyens, et finissant par l?invocation de la peine de mort contre ces mêmes chers concitoyens. Le Précurseur a été, en cette occasion comme toujours, le véritable organe de l?opinion publique. Il a flétri la conduite de ceux qui, sans le désirer, nous voulons le croire, n?auraient pas été fâchés de donner une leçon vigoureuse, car le Courrier de Lyon, leur organe habituel, l?a dit. Il ne voyait pas ce que l?ordre public y perdrait.

La question industrielle devait nécessairement bientôt se confondre avec une également importante et seule capable de la résoudre. On s?y attendait généralement ; deux lettres successives sont venues détruire cette espérance ; la première signée par MM. laporte, poulard fils, ?ullet et girard (Voy. le Précurseur, dimanche,16 février), annonçait que les ouvriers fléchiraient lorsqu?ils n?auraient plus de pain, parce que malgré leurs efforts, en cas de collision, la question, une heure après, ne serait plus industrielle. La seconde adressée au comité exécutif de la société mutuelliste, insérée dans le Précurseur de mardi, en disait plus par ce qu?elle faisait soupçonner que parce qu?elle disait. Elle était revêtue des signatures de MM. ch. depouilly, ph. perrin, michel-ange périer, anselme petetin, tous honorablement connus des ouvriers, et de quelques autres noms plus ou moins recommandables.

Nous devons aussi rendre justice aux négocians qui, en assez grand nombre, ont des premiers adhéré aux propositions des ouvriers. Ils ont rendu plus facile la conciliation en écartant l?amour-propre qu?ailleurs on s?était efforcé de mettre en jeu.

Nous avons sans doute omis quelques détails insignifians. Ainsi s?est terminée cette crise ; nous devons tous nous hâter de cicatriser les plaies qu?elle a faites à l?industrie lyonnaise, car elles sont profondes. Cette crise sera dans tous les cas un enseignement bien grand ; tous y puiseront des leçons. Nous aurons la discrétion de ne les indiquer à personne. Pour nous, nous croyons avoir fait notre devoir en cette circonstance, mais nous ne terminerons pas sans remercier, au nom des ouvriers, le Précurseur et son rédacteur en chef pour le noble appui prêté à leur cause.

 

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