L'Echo de la Fabrique : 1 mars 1834 - Numéro 32

de la nécessité

D’UNE RÉFORME COMMERCIALE1.i

De toutes les questions, que la législation des douanes a désastreusement compliquées, il n’en est pas de plus délicate que celle des soieries. Là, le mal qui suit toujours les mauvais systèmes de taxes s’est encore aggravé d’une foule de difficultés particulières à l’industrie [1.2]des soies, et les difficultés en sont venues à un tel point qu’il est urgent de les résoudre, sous peine de compromettre l’existence même de la plus belle fabrique de France. Abordons franchement cette grave question, et nous nous convaincrons que si la législation des douanes n’est pas la seule cause du malaise de l’industrie lyonnaise, elle en est du moins la cause première et la plus efficace.

La fabrication, ou plutôt, comme on la nomme dans le pays, la fabrique des soieries s’était relevée d’une manière presque miraculeuse sous le règne de Napoléon, malgré les malheurs dont la ville de Lyon avait été victime pendant nos tempêtes révolutionnaires. Plus de vingt mille métiers battans y produisaient chaque année des monceaux de tissus auxquels l’Europe entière servait de débouché, à défaut de l’Amérique, d’ailleurs jeune encore et fermée par la guerre maritime. Notre supériorité était telle, en ce genre, qu’aucune nation ne songeait à lutter avec nous, et qu’il a fallu toutes les folies fiscales de la restauration pour nous susciter des rivaux. Une foule d’ouvriers suisses, très habiles, travaillaient alors avec les nôtres, et leur pays nous offrait des placemens avantageux de soieries en échange des bestiaux dont il abonde. Mais quand, par suite de nos lois exclusives, le droit de 3 fr. par tête de bœuf se fut élevé à 50 fr., où il est encore, nos voisins, obligés de garder leurs bestiaux, cessèrent d’acheter nos soieries, et ce vaste débouché nous fut fermé.

Mais les représailles eurent des conséquences plus graves. Les ouvriers suisses qui s’étaient formés à l’école des nôtres, rappelés dans leur patrie par des entrepreneurs intelligens, fondèrent bientôt à Zurich une fabrique rivale de Lyon pour les tissus unis, et qui commence à se distinguer dans les façonnés. Maintenant, si on considère que le prix des loyers est peu élevé à Zurich, que la vie y est économique, et que les ouvriers n’y sont pas écrasés, comme à Lyon, par des droits d’entrée qui pèsent sur les denrées de première nécessité, on comprendra facilement comment les soieries suisses nous ont fermé le débouché de l’Allemagne, et nous en fermeront beaucoup d’autres, par la facilité que leur offre la navigation du Rhin.

A ces causes purement fiscales il convient d’ajouter les difficultés particulières dépendant de l’industrie elle-même, et comme inhérentes à la ville de Lyon, qui en est le quartier général. Chacun sait que le tissage des soieries ne s’opère point, comme celui du coton, dans des établissemens considérables, dont toutes les parties sont sous la même clé et appartiennent au même entrepreneur. Les chefs de fabrique, à Lyon, fournissent la matière première, indiquent les dessins et expédient les commandes quand elles sont exécutées. Mais c’est l’ouvrier qui exécute ; l’ouvrier lyonnais, si ingénieux, si patient, si intelligent, que l’on pourrait s’en rapporter à lui seul du soin de diriger ce qu’il exécute avec une aussi admirable perfection. Cet ouvrier, [2.1]quand il a travaillé pendant quelque temps sur les métiers d’autrui, en achète ou en loue quelques-uns pour lui-même et pour sa famille. Les enfans travaillent aux unis, font du florence, des marcellines, des étoffes légères ; les ouvriers plus avancés, j’ai presque dit les artistes, s’occupent de préférence des étoffes brochées.

Pour qui n’a jamais vu ces maisons à sept ou huit étages, véritables ruches toutes pleines d’industrieuses abeilles, le sort de l’ouvrier lyonnais demeurera toujours très imparfaitement connu. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfans sont entassés dans ces demeures étroites, malpropres et malsaines, et c’est chose pénible de voir sur quels hideux grabats reposent ces travailleurs ingénieux qui fabriquent les taffetas, les velours, les satins, les gazes, les popelines et tant de magnifiques tissus, chefs-d’œuvre de l’industrie française. Le pays ne sait pas combien d’hommes de génie recèle, sous des haillons, cette glorieuse et infortunée ville de Lyon ; et tandis que les récompenses pleuvent quelquefois sur des êtres stupides qui n’ont reçu du ciel que la témérité du solliciteur, nous oublions dans leurs cellules des mécaniciens étonnans et des tisseurs aux doigts de fée. Qui sait si jacquard, inventeur de l’admirable métier qui porte son nom, a seulement reçu la croix de la Légion-d’Honneur ? Qu’a-t-on fait pour mésiat, ce jeune homme si modeste, qui a inventé un métier au moyen duquel le tissage produit les merveilles de la gravure et de l’imprimerie ? Je l’ignore ; mais combien d’artistes de ce mérite ne trouverait-on pas dans la ville de Lyon !

Ce n’est pas ainsi que les Anglais ont traité Watt et Arkwright2; ces hommes de génie ne sont pas morts dans la misère, et l’Angleterre reconnaissante leur élève des statues. Nous ne sommes pas si ambitieux pour les artisans lyonnais ; nous souhaitons seulement qu’on leur assure du pain. Eux-mêmes ne demandent pas davantage, et nous croyons qu’on peut y parvenir sans trop de peine. Qui le pourra ? Ce ne sont pas les chefs de la fabrique.

Lorsqu’on considère le prix de la matière première, les frais de maison et le salaire payé à l’ouvrier par les entrepreneurs, et que l’on déduit du prix de vente le montant de tous ces frais, on est forcé de reconnaître que les profits ne sont pas tels que le négociant puisse augmenter sensiblement les salaires sans se trouver en perte. Or, la ruine du négociant entraîne nécessairement la suppression du travail, et par, conséquent la détresse de l’ouvrier. La longue lutte qui existe entre les uns et les autres depuis plusieurs années et les concessions qu’ils se sont faites mutuellement doivent les avoir convaincus de cette vérité. Et cependant il faut que l’ouvrier vive et que le négociant ne fasse point faillite.

Tel est aujourd’hui le problème à résoudre ; telle est la question des soieries.

Malheureusement, une partie du dommage causé par la législation des douanes est aujourd’hui irréparable ; il n’est plus en notre pouvoir d’échapper à la concurrence des tissus unis de la Suisse. L’introduction du bétail au taux de l’ancien tarif, ou du moins à un taux moins absurde que celui qui existe, ne suffirait pas pour rappeler à Lyon des acheteurs qui ont pris une autre direction, et qui trouvent d’ailleurs chez eux ce que nous les avons forcés d’y créer.

L’abaissement des tarifs qui pèsent sur les produits américains pourrait, en multipliant les demandes de ce pays, encourager par de bons prix la production lyonnaise ; mais malheureusement le dommage n’est plus tout entier dans les tarifs. Un mal nouveau, fils de la croissance industrielle, la concurrence extrême accable la ville de Lyon plus qu’aucune autre ville. Là, comme on a pu le pressentir par ce que j’ai dit plus haut, les métiers dispersés ou réunis appartiennent à une foule de petits propriétaires appelés chefs d’atelier, qui les occupent, les louent ou les font occuper par des salariés dont ils deviennent les patrons. Ces petits propriétaires, pourvus de capitaux extrêmement bornés, se font entr’eux une guerre très vive, et ils aggravent chaque jour la tendance naturelle à la baisse, que leur concurrence a poussée au-delà de toute limite.

[2.2]Dans cet état de choses, la faim qui ne s’ajourne pas et qui conduit aux solutions rapides, a déjà mis une fois la ville de Lyon dans une position critique. La force, comme il était facile de le prévoir, est restée aux plus nombreux, qui ne sont pas toujours les plus raisonnables, et qui ont été réduits à reconnaître, même au sein de la victoire ; que nulle victoire ne profite si elle n’a pour elle le bon droit. Est-ce bien avec des canons tirés par les ouvriers ou contre eux qu’on arrange de semblables affaires ? Et en effet, elles ne sont point encore arrangées. Cent forteresses couronneraient la ville, et cent mille hommes y tiendraient garnison sans faire mouvoir un métier, ni procurer une commande de plus. Et puis, d’ailleurs, quand il y aurait des commandes, n’est-ce pas les rendre stériles que de jeter ses produits au rabais à la tête des étrangers ? Des citoyens français, peuvent-ils long-temps sans dommages se disputer les affaires comme une proie ? Y a-t-il moralité, décence et profit à condamner l’industrie à cette métamorphose ? Assurément non. Mais comment faire ?

Quelques-uns, placés plus près que nous, ont proposé de régulariser les travaux de la fabrique, et de la transformer en un vaste atelier discipliné, où nul ne serait admis à combattre hors de son bataillon. On aurait ainsi une armée régulière au lieu d’un corps franc de soldats tiraillant au hasard, sans ordre et sans méthode. Les uns travailleraient à l’uni, les autres au façonné ; à ceux-ci les velours, à ceux-là les satins ; à moi les taffetas, à vous les popelines. Combien valent vos métiers, quel intérêt voulez-vous qu’on vous en paie ? Il se présenterait, dit-on, des condottieri pour ramasser ces bandes éparses de combattans qui font feu les uns sur les autres, et pour leur louer tout, jusqu’à leurs armes. C’est fort bien : mais si ces ouvriers ne veulent pas vos nouvelles maîtrise, que ferez-vous ? Et si vous les forcez, que devient la liberté individuelle ? Le pas est difficile, comme l’on voit. M. de Sismondi avait déjà proposé ces sortes d’associations entre les ouvriers et les entrepreneurs, associations évidemment utiles, mais difficilement praticables.

Les ouvriers ont, selon nous, la liberté de refuser le travail, quand ce travail n’est pas assez rétribué pour suffire à leurs besoins, quoique pourtant il vaille mieux se mettre à la portion congrue que de mourir de faim. Mais il est clair que si les négocians qui n’ont point d’intérêt à chômer, ne peuvent accorder une augmentation de salaire qui les mettrait en perte, les ouvriers sont mal fondés à demander aux maîtres cette augmentation impossible, et qui ne saurait durer, quand même ce qu’à Dieu ne plaise ! elle serait accordée à la violence. Ce sera donc un premier pas de fait et le plus important de tous, que de persuader aux ouvriers qu’il faut demander à d’autres qu’à leurs chefs de fabrique le remède aux maux qu’ils éprouvent. L’irritation prendra une autre voie, la voie des pétitions, et le gouvernement sera conduit à la nécessité d’une enquête où les vraies causes de la crise actuelle pourront être éclaircies. En attendant, je crois devoir rappeler aux ouvriers que le plus sûr moyen d’obtenir le redressement de leurs griefs n’est pas de bouleverser la fabrique, c’est-à-dire de frapper le sein de leur mère, mais de faire rédiger par des hommes capables, dont la ville de Lyon abonde, le tableau vrai et impartial de leur situation, afin que la législature y porte remède. On a déjà signalé quelques améliorations praticables, la diminution de la contribution des portes et fenêtres, celle des patentes, des modifications sérieuses dans le tarif des octrois ; l’expérience en amènera beaucoup d’autres.

C’est ici le cas de recommander aux ouvriers l’utilité des caisses d’épargnes, de ces saving banks qui se sont tant multipliés en Angleterre (il y en a 404), et qui conservent à 400 mille ouvriers déposant un capital de trois cent vingt-cinq millions ! On répond que pour pouvoir épargner, il faut avoir un peu de superflu, tandis que les ouvriers lyonnais manquent souvent du nécessaire. Je le sais, mais ils n’en manquent pas toujours. Il y a de bons momens dans la fabrique, pendant lesquels il serait utile de mettre en réserve quelques économies pour les mauvais jours. Alors, et si les négocians se coalisaient injustement pour abaisser les salaires, l’ouvrier, muni d’un petit caporal, leur opposerait à armes égales la force d’inertie ; il [3.1]ne serait point soumis aux exigences de la faim, ni exposé aux écarts qu’elle entraîne et à la répression que ces écarts justifient.

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur est ici Blanqui aîné, l’économiste Adolphe Blanqui  (1798-1854) qui avait succédé peu avant à Jean-Baptiste Say sur la chaire d’économie du Conservatoire National des Arts et Métiers.
2 Mention une nouvelle fois ici de James Watt et Richard Arkwright.

Notes de fin littérales:

i. Nous croyons utile de reproduire cet article de M. blanqui aînéBlanqui aîné, inséré il y a quelque temps dans le PrécurseurLe Précurseur, tout en protestant contre quelques-unes des assertions de cet économiste.

 

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