L'Echo de la Fabrique : 22 mars 1834 - Numéro 35

ENCLUME OU MARTEAU.

(Suite et fin.)

Otivel réfléchit long-temps avec tristesse, mais bien qu?il reconnût la justesse d?une grande partie des observations de l?étranger, il ne changea point son allure franche et noble. Dans les affaires comme dans les arts, il ne put jamais deviner que la grande route de l?équitable et du beau ! jamais il ne prit les sentiers tortueux et immondes qui mènent sans honneur véritable à tant de succès faciles en tous genre ; et quatre ans après, Otivel, complètement désenchanté de la vie, n?avait plus un écu dans la bourse et pas une espérance dans le c?ur ! Déjà il commençait à rouler dans sa tête affaiblie des pensées de suicide, comme dernière consolation, quand on frappa à sa porte : c?était l?étranger de la diligence.

Il s?assit familièrement. Eh bien ! les illusions ? dit-il?

Otivel ouvrit de grands yeux sans répondre. ? En avez-vous assez du rôle de colombe parmi les Vautours ? ? J?en ai trop, s?écria l?infortuné dont les membres frémissaient, agités de mouvemens conclusifs ; j?en ai trop ! et je vais cesser mon rôle de victime? L?étranger changea de couleur ; son front devint plus sombre, ses rides plus profondes, il pâlit, ce qui ne lui arrivait jamais.

? Vous allez cesser d?être victime ? dites-vous. Penseriez-vous à devenir bourreau, oppresseur, à votre tour ?

Otivel se leva épouvanté du terrible regard qui s?arrêtait sur lui. Quel est donc cet homme extraordinaire ? se demandait-il. Ne va-t-il pas me proposer quelque pacte horrible ?

[3.2]Si ce n est pas le démon, c?est quelque mystérieux brigand de la capitale, qui a épié le moment où j?attendais : le dernier degré du malheur pour m?enrôler dans sa troupe. Une vive rougeur colora ses joues pâlies, et, pour toute réponse, il étendit la main vers un réchaud, sur lequel était une provision de charbon qu?il allait allumer pour s?asphyxier dans sa chambre.

A la bonne heure, dit l?étranger en reprenant son calme habituel. Pourtant, si vous vouliez, je vous tirerais d?affaire.

? Vous, Monsieur ? ? Moi!? Ecoutez. Outre le brave homme d?oncle qui vous donna de si bons conseils n?en aviez-vous pas encore un autre qui a émigré fort jeune, et qui n?a jamais reparu ? ? Oui ; il s?appelait Paul Gratien. Après ? voulez-vous me faire passer pour cet oncle-là ? J?aurais son âge à peu près. Cela m?arrangera fort, et je me charge de changer votre mauvaise fortune.

Otivel fut encore plus surpris, mais il ne balança pas un instant à répondre par un refus : non que sa fierté fût blessée d?accepter un secours dans son extrême détresse ; mais sa probité se révoltait à la pensée que cet homme ne lui faisait une telle offre que pour l?aider à cacher quelques mauvaises actions ou une fortune mal acquise. Il le dit franchement, et l?étranger parut charmé de sa hardiesse.

A merveille, s?écria-t-il gaîment. Voila que vous devenez homme. Est-ce le mépris de la vie, dont vous êtes fatigué, qui vous donne le courage de me dire en face que vous me croyez un bandit ? Si vous eussiez toujours montré ce caractère répulsif et ferme contre tout ce qui vous a choqué, et que vous avez si souvent supporté par faiblesse, vous n?en seriez pas où vous en êtes. Au reste, rassurez-vous ; je suis un honnête homme, et ma proposition ne peut vous blesser, car je vous mettrai bientôt à même de me rendre ce que je veux faire pour vous.

? Mais, dit encore Otivel, vous gagnez donc quelque chose à cet arrangement ? ? De mieux en mieux, jeune homme, continua le vieillard ; vous commencez à comprendre tout-à-fait l?époque, puisque vous supposez qu?on ne peut rendre un service sans un intérêt personnel quelconque. Oui, mon jeune ami ; oui, mon neveu : car je prends d?aujourd?hui le titre de votre oncle Gratien selon nos conventions ; oui, notre civilisation perfectionnée suppose un contrat tacite entre tous, par lequel il est bien entendu qu?on ne fait rien pour autrui sans un avantage pour soi. Or, celui qui est assez du bon vieux temps pour se montrer crédule avec les charlatans, modeste avec les fats, probe avec les fripons, généreux avec les égoïstes, finira comme vous, à moins d?avoir un démon ou un ange gardien, ou un oncle émigré, faux ou véritable, qui le tire d?affaire. :

Concluons, car je n?aime pas à prolonger un récit dont le lecteur a deviné le but moral. L?expérience ayant pénétré dans l?esprit d? Otivel à force de malheur, il sentit que le savoir-vivre consistait à s?arranger de façon à avoir un peu prise sur les autres, de peur que les autres n?eussent trop prise sur nous, sauf à n?en pas abuser quand on est honnête homme ; et il se laissa guider par M. Paul Gratien.

Celui-ci produisit d?abord Otivel simplement comme un prodige, mais en même temps il lui ménagea des armes pour se défendre contre quiconque serai tassez hardi pour en douter : il eut des coteries, des prôneurs, des femmes à la mode qui l?y mirent aussi, et même une opinion politique.

Alors on laissa faire Otivel, et chacun le respecta, non pour ses qualités, mais parce qu?on lui savait bec et ongles.

Et il se présenta hardiment pour ce qu?il valait ;

Et on l?accepta pour tout ce qu?il voulut ;

Et même on lui tint compte de sa modestie, du moment qu?il cessa d?en avoir ;

El il retrouva ce qu?il avait perdu, et même ce qu?il aurait dû gagner ; et dans chaque carrière où il entra, il s?assit toujours à sa place, en forçant un peu quelquefois cependant, lorsqu?on ne lui en faisait pas assez, car dans la diligence publique de l?ordre social, les banquettes sont étroites, et bien des gens se mettent trop à leur aise ;

Et quand il en fut là, Otivel se dit : Eh quoi! voila le monde ! Et il se sentit profondément humilié d?avoir obtenu, par du charlatanisme et de l?impudence, ce qu?on avait refusé à son mérite modeste.

Et un jour que l?oncle entra dans la chambre du jeune homme, il trouva sur un guéridon des tablettes où il avait écrit ce que vous venez de lire, avant d?allumer un réchaud, où maintenant il ne restait plus que des cendres éteintes?

[4.1]Otivel était mort asphyxié par la honte autant que par le charbon.

Le malheureux n?avait pu se faire au savoir-vivre de l?école moderne.

Et l?oncle, l?oncle Gratien, qui était-ce ?

Oh ! l?oncle sera tout ce que vous voudrez, un parent véritable qui surveillait son neveu et le laissait s?instruire aux leçons de l?expérience avant de lui faire part de son opulence. Ce sera, si vous l?aimez mieux, le diable, qui se mêle de mille choses ici-bas, et qui avait voulu conduire une éducation à sa mode.

Faites de mon oncle Gratien tout ce qui vous conviendra ; mais quoi que vous en fassiez, il sera toujours, avec ses préceptes, l?expression vivante de notre admirable civilisation.

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Notes de base de page numériques:

1 L?auteur est ici J.-B. Rose Bonaventure Violet d?Epagny (1787-1868).

 

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