L'Echo de la Fabrique : 28 septembre 1834 - Numéro 2

Il n’y a point de Mouchards.

On donne le nom de Citoyen à un homme qui habite une cité ; celui de Propriétaire à l’individu qui possède des biens, de la fortune. Un magistrat, c’est un juge ; un négociant se livre au commerce ; un ouvrier travaille à tel ou tel métier ; un artisan s’occupe d’un art mécanique quelconque. Le cultivateur est celui qui consacre son temps et son travail à la culture des choses qui procurent la substance.

S’il fallait parler de tous les individus dont se compose la Société, la nomenclature serait longue.

Assez souvent j’ai entendu parler de mouchards : j’ai demandé ce que c’était qu’un mouchard, on me répond : – C’est un homme qui observe la conduite de ses concitoyens, et qui les dénonce, bien qu’ils ne soient ni voleurs, ni fripons, pour les faire périr, ou au moins emprisonner par d’autres citoyens auxquels sa conduite déplaît, et l’on ajoute : Ces mouchards sont payés pour faire périr ou pour faire emprisonner leurs concitoyens.

Voyez un peu jusqu’où va l’égarement de l’esprit humain ! Qui croirait que les hommes qui m’ont fait pareille réponse parlaient sérieusement ? qu’ils pensaient bonnement qu’il y avait des mouchards, et ne semblaient être fous, ni malades ! – C’est pourtant ce que j’ai remarqué ; mais je n’ai pu me dissimuler que ce langage attestait un peu d’extravagance. Voici quel a été mon raisonnement :

Pour admettre qu’il y eût des mouchards ; pour croire qu’il existât des hommes capables de vendre, au plus offrant, la vie ou la liberté de leurs concitoyens, il faudrait supposer beaucoup de choses.

Il faudrait être persuadé qu’il n’y a, en France, ni champs, ni vigne à cultiver ; que toutes les fabriques sont fermées, que le métier de décrotteur est prohibé ; que l’enlèvement des immondices est défendu ; qu’en un mot, toute espèce de travail et toute espèce d’occupation sont impossibles ou sont interdites. – Je vais plus loin, et je dis :

Un ou plusieurs individus qui vont sur les routes, contraindre, par la menace, les voyageurs à leur faire l’aumône, sont bien moins nuisibles ou moins préjudiciable [3.1]à ceux qui les assistent, que ne seraient funestes des mouchards, (s’il y en avait) aux honnêtes gens qu’ils feraient périr ou qu’ils feraient emprisonner, et cela, sous le prétexte futile que ces honnêtes gens ne plairaient pas aux patrons des mouchards. Donner cinq francs ou dix francs, et même sa montre ; enfin, ce que l’on a, aux voleurs, sur une grande route, c’est chose fâcheuse, et la loi ne punit pas plus sévèrement qu’il ne convient, ceux qu’ils prélèvent ainsi des contributions ; mais perdre la vie ou même la liberté parce que, sans manquer à la probité, ni à l’honneur, on déplaît au patron d’un mouchard ; certes, c’est chose bien autrement fâcheuse. Et l’on voudrait faire accroire qu’il y eût des mouchards ? Et l’on voudrait persuader que dans un pays tel que la France, des citoyens fussent réduits à pareil état d’abjection ! Quelle extravagance !

Mais il est une autre raison qui va convaincre que cette frayeur ou cette appréhension, que l’on a d’un peuple mouchard, sont dépourvues de toute vraisemblance. Cette raison la voici :

Supposer des mouchards, c’est admettre que les hommes qui font partie d’un pareil régiment, reçoivent une paye bien plus forte (soit dit sans comparaison, bien entendu,) que les meilleurs soldats de Napoléon ne la recevaient en campagne, indemnité de route comprise. Il faudrait donc, pour tenir, sur le pied de guerre, des soldats de cette espèce, les payer cher, et plus cher encore les chefs ; peut-être, même, leur accorder des indemnités de campagne ou des récompenses, dans la crainte qu’ils ne se décourageassent… Et qui ne se découragerait, à servir dans un pareil régiment !…

Eh bien ! en considérant cela comme chose vraie, on convient que ces mouchards seraient payés. Or, par qui seraient-ils payés ? par des patrons ou par des chefs ayant des coffres-forts garnis d’écus. Voilà l’absurdité ! C’est en raisonnant que l’on démontre.

Que l’on me dise, s’il est possible de supposer qu’un citoyen riche ; qu’un citoyen même, qui pourra vivre du produit de médiocres rentes : ou bien encore, si l’on veut, qu’un citoyen qui, aidé de quelques capitaux, aura la faculté de se livrer à une industrie et d’élever sa famille, consentira à s’avilir à tel point qu’il dira à un autre individu : Sois mouchard dans mon régiment et ta paye sera de cinq francs par jour ; je te les promets : chaque semaine tu seras exactement payé, sans aucune retenue pour la masse du régiment. Cela est-il non pas seulement possible ; mais supposable ? – N’est-il pas facile de comprendre que celui qui enrôlerait et qui payerait les mouchards serait pire que les mouchards eux-mêmes ?

En vérité, quand j’entends parler aussi souvent et aussi sérieusement de l’armée des mouchards, je ne saurais me dispenser de dire : ou je commets une erreur, [3.2]ou il est bien fâcheux que les hospices de fous ne soit pas d’une telle dimension, que l’on puisse y recevoir et y traiter les hommes, dont l’esprit est aliéné à tel point qu’ils croient à une armée de mouchards ; à une armée qui serait plus abjecte que celle des voleurs, et qui, encore, aurait des chefs qui surpasseraient en abjection.

G.

 

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