L'Echo de la Fabrique : 28 septembre 1834 - Numéro 2

DU LOGEMENT MILITAIRE.

Voilà une charge qui viole toutes les conditions que le législateur doit attacher aux impôts afin d?y enchaîner la volonté générale par la conviction de leur nécessité. En effet, cette charge peut élever les contributions d?un citoyen dix fois au-dessus de leur valeur, en même temps qu?elle porte atteinte à l?inviolabilité de ses foyers domestiques. Capricieuse dans sa marche vagabonde, elle épargne de vastes territoires et en écrase d?autres, suivant le bon plaisir d?un ministre ; elle est plus onéreuse pour les petites communes [4.1]que pour les villes considérables, pèse également sur le pauvre et sur le riche, ne fait distinction ni d?âge ni de sexe et livre tous les citoyens à la merci de l?autorité communale ; enfin, elle est en contradiction manifeste, avec trois grands principes de notre droit public, puisqu?elle exige le sacrifice de la propriété sans nécessité absolue et sans une juste et préalable indemnité, puisqu?elle ne se mesure pas aux facultés, puisque enfin le concours de la nation est indispensable dans le vote de l?impôt et qu?elle ne s?y soumet pas.

Plus la date à laquelle remonte un abus est éloignée, plus il est difficile à déraciner ; l?habitude en diminue l?incommodité. Si une semblable innovation s?introduisait en Angleterre où le domicile des citoyens est fermé aux soldats, elle soulèverait des irritations dont les résultats seraient incalculables. Nous ne nous apercevons pas toujours que nous avons le cou pelé ; nous avons vu des soldats assis au foyer paternel ; nos aïeux les y recevaient.

Cette invasion de nos pénates, remonte en effet à plus de trois siècles ; la Constituante ne sut pas s?élever, sur ce point, à la hauteur de son mandat ; elle sanctionna cette odieuse routines, et Napoléon à son tour n?eut garde de ne pas emprunter à un gothique arsenal ce qui favorisait le progrès du principe militaire de son gouvernement.

L?obéissance passive nous a presque toujours fait oublier notre dignité ; insoucians du présent, légers, occupés de futilités, nous n?avons que fort tard su comparer toutes les parties diffuses et incohérentes de notre législation avec le texte et l?esprit de notre loi fondamentale, et découvrir de fécondes conséquences dans les replis cachés d?un principe.

Ce n?est pas que l?impôt du logement des gens de guerre n?ait soulevé, de temps à autre, des plaintes faibles et isolées, les chambres mêmes en ont retenti et les ont accueillies ; mais il n?a jamais été attaqué que sous le point de vue le plus étroit et dans une de ses applications les moins sérieuses. Au milieu des nuages épais qui couvrent leur horizon intellectuel, les masses n?envisageaient cette question que dans des rapports de quartier à quartier, de voisin à voisin, et non pas de villes à villes, de département à département.

L?éducation civique ne peut être l?ouvrage que du temps. Grâce à une presse vigilante qui considère, comme son seul et unique but, le progrès en toute chose, ce flagrant délit contre l?égalité de répartition des charges publiques, sera bientôt évident pour les convictions les plus rebelles.

Le gouvernement annonçait, il y a si long-temps, qu?il l?a peut-être oublié, le désir de seconder les progrès du commerce et de l?industrie, de procurer aux masses toute facilité pour développer leurs forces productives ; en donnant pleine satisfaction à leurs besoins physiques, il leur aurait peut-être fait oublier leurs souffrances morales ; mais il mesure avec parcimonie ce qui nourrit le corps comme ce qui nourrit l?ame, et il retient dans ses mains avares le prix du sang et des larmes de nos pères.

L?impôt dont il s?agit blesse nos intérêts pécuniaires comme nos m?urs et l?esprit de notre temps.

L?armée appartient à toute l?association française ; l?intégralité du territoire, l?indépendance de tous les citoyens sont confiées à sa vigilance et à son courage : ce n?est point un corps privilégié appartenant à une certaine caste née du monopole ; c?est la nation sous les armes, puisqu?elle en est sortie ; si ses services profitent à tous, le soin de pourvoir à ses dépenses ne doit point retomber sur une fraction seulement ; or, on se demande avec surprise, pourquoi la solde, l?habillement, l?entretien figurent au budget de l?état, et que le logement seul n?y soit pas compris.

La nécessité, cette ultima ratio de nos gouvernemens, justifie-t-elle cette choquante anomalie ; non, sans doute, Il est extrêmement facile de répartir sur toute la France un impôt de dix millions au moins, en établissant dans toutes les communes de passage, des logemens et des lits : en favorisant des entreprises de logement ; en tenant compte aux citoyens de la dépense à laquelle on les assujettit. L?exemple de l?Angleterre et de l?Allemagne détruit d?avance toutes les objections à l?aide desquelles on essayerait de combattre un retour à la justice et à l?égalité.

Le soldat français applaudirait à cette innovation ; car s?il arrive rarement que par un certain concours de circonstances, il manque il manque de logement ; il arrive très souvent qu?il ne l?obtient qu?au prix de mille désagrémens.

[4.2]Un cri général de réprobation s?élève de toutes parts contre cet impôt. Puisse-t-il être entendu !

 

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