L'Echo de la Fabrique : 12 février 1832 - Numéro 16

Nous avons reçu une longue lettre en réponse à un article sur l’instruction populaire1, inséré dans notre dernier Numéro. Notre correspondant, d’accord avec nous sur plusieurs points, notamment sur celui de la propagation de l’instruction dans les classes populaires et du bien qui doit en résulter, ne l’est pas sur le mode d’enseignement. Pour nous, pénétrés de la supériorité des écoles lancastriennes sur les vieilles méthodes, nous dirons à notre correspondant que nous ne sommes pas de son avis, lorsqu’il dit : Qu’on est fixé sur l’enseignement mutuel. Que sous le rapport de l’instruction ses avantages sont nuls et ses inconvénients majeurs. Nous le sommes encore moins lorsqu’il dit : Que ces écoles n’offrent point de garantie de morale, c’est-à-dire, de morale pratique, usuelle.

L’auteur de la lettre appelle sans doute morale-pratique, cette sévérité qui condamne des enfans de cinq à six ans à rester, chaque matin, une heure à genoux dans une église et à la rigueur du froid. Il appelle morale-pratique cet arrangement par file de deux enfans qui vont par les rues en courbant la tête, comme s’ils étaient humiliés, pratique qui ne leur empêche pas d’écarter le pied pour faire tomber leurs jeunes camarades, et d’attaquer, dans leur malice enfantine, les passans en termes souvent peu honnêtes. Sans doute, la religion doit entrer dans l’éducation primaire ; mais il ne faut point une pratique forcée, tyrannie qui dégoûte l’enfance plutôt que de l’attirer. Il ne faut point non plus rapetisser une jeune ame en forçant l’enfant à courber la tête, le Créateur lui ayant donné des yeux pour regarder le ciel et fixer ses semblables.

Passons maintenant au progrès. Notre correspondant prétend que la cause est jugée entre les deux instituts. Il a raison ; mais nous n’abondons pas dans son sens ; au contraire, nous croyons que les écoles lancastriennes sont reconnues aujourd’hui pour le seul mode, prompt, facile et le mieux à la portée de la classe ouvrière ; et que non-seulement la lecture, l’écriture, le calcul y sont enseignés avec succès ; mais encore l’élève peut apprendre, comme par enchantement, le dessin linéaire, les mathématiques et tant d’autres sciences inconnues dans les écoles de la doctrine chrétienne. Si notre correspondant avait fouillé, comme nous, les rapports de différentes nations sur l’instruction élémentaire, il aurait vu que le père Girard, disciple du célèbre Pestalotzi2, chassé naguère de Fribourg par les jésuites, avait à lui seul cinq cents élèves, et que sur ces cinq cents, au moins la moitié avait, au bout d’un an, terminé les études nécessaires à l’homme du peuple ; c’est-à-dire, savait lire, écrire, calculer, avant même des notions sur le dessin et sur les mathématiques.

Nous n’avons pas besoin d’aller chercher loin les exemples. Nous avons vu sortir, au bout d’un an, des élèves de l’école mutuelle dirigée par M. Bailleul, sachant parfaitement lire, écrire et calculer, nous pouvons le prouver, puisque nous avons un de ces élèves [4.2]dans nos bureaux, et que nous pourrions citer de nombreux exemples. Certes, ces élèves ne sont point sans fond de morale et connaissent parfaitement la religion.

Quant aux vieilles méthodes, et notamment celle des frères de la doctrine chrétienne, il faut quatre à cinq ans avant qu’un enfant puisse écrire à peu près ; et, comme dans la classe qui a besoin d’écoles gratuites, les familles ont besoin aussi du temps de leurs enfans, on se dégoûte, et l’élève sort de l’école aussi ignorant que lorsqu’il y est entré. Enfin, pour nous servir de l’expression de notre correspondant, nous croyons que penser autrement ce serait adopter un système rétrograde.

Que l’auteur de la lettre exalte les vertus des instituteurs dont il a pris la défense, nous l’en félicitons ; car il est toujours beau de montrer l’homme grand et généreux, se sacrifiant pour le bien de l’humanité ; et nous qui ne voulons pas être trop rigoristes, nous fermerons les yeux sur quelques écarts, pensant que des vœux contre les lois de la nature ne peuvent rien sur les faiblesses humaines.

A. V.

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur de ce texte est Antoine Vidal d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832). Antoine Vidal contraste ici l’enseignement « simultané » des instituteurs congrégationnistes et les nouvelles méthodes mutuelles. Ces dernières, inventées en Angleterre au tournant des XVIIIe et XIXe siècle par Andrew Bell et Joseph Lancaster avaient été introduites en France au tout début de la Restauration par des hommes comme Alexandre de Laborde, Charles de Lasteyrie, le Baron de Gérando et d’autres philanthropes encore ; ils fondèrent en 1815 la Société pour l’Instruction élémentaire. « L’enseignement mutuel, note aujourd’hui Françoise Mayeur, tirait son nom de l’utilisation des enfants les plus aptes ou les plus avancés pour encadrer, comme moniteurs, leurs camarades et leur répéter les leçons du maître ». Vers la fin de la Restauration, l’enseignement mutuel, fruit des utopies pédagogiques aussi bien que des nécessités pratiques (écoles mal dotées, manque de maîtres) devint le centre de ralliement des libéraux contre les ultras. L’enseignement mutuel connaîtra son apogée au début de la Monarchie de Juillet avant de décliner. Voir ici François Mayeur, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, volume 3, De la Révolution à l’école républicaine (1789-1930), Paris, Nouvelle Librairie de France, 1981, p. 372-387.
2 Johan Pestalozzi (1746-1827), homme politique et pédagogue suisse ; influencé par les idées de Jean-Jacques Rousseau, il présente sa méthode pédagogique, notamment dans Comment Gertrude instruit ses enfants (1801). Entre le tout début du XIXe siècle et la fin des années 1820, il créé et gère à Yverdon un collège qui va servir de modèle à l’Europe. Le frère franciscain Grégoire Girard (1765-1850) sera chargé par le gouvernement helvète d’étendre le système de Pestalozzi au reste de la Confédération.

 

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