L'Echo de la Fabrique : 2 novembre 1834 - Numéro 7

DE L?ÉMIGRATION DES OUVRIERS.

Le négociant, en sollicitant cette désertion accroît-il son produit ?

A la suite des déplorables évènemens qui désolèrent notre cité, il y a bientôt trois ans, quelques négocians conçurent le funeste projet de sortir la fabrique de la [2.2]ville, pour contrecarrer les associations ; ils s?en promirent un avantage, examinons les tristes résultats de leur entreprise.

Jetons d?abord un voile, et sur les sacrifices qu?ils firent, et sur les conditions peut-être un peu trop exigeantes auxquelles ils furent obligés de souscrire, pour déterminer les premiers ouvriers à s?expatrier ; et ne parlons que de la perte, soit sous le rapport de la validité des étoffes, soit sous celui des bénéfices que cette émigration leur a causée.

Personne n?ignore que, dans plusieurs maisons de commerce de notre ville, un seul commis suffit pour visiter 2 ou 300 métiers, sans parler de l?ouvrage du magasin dont il s?occupe à son retour. Mais si ces mêmes maisons étaient dans l?impossibilité de faire exécuter leurs étoffes en ville, et qu?il leur fallut monter le même nombre de métiers dans les campagnes environnantes, un commis uniquement occupé de cette partie ne pourrait remplir leurs vues. En effet, souvent dans la ville, et pour ainsi dire à la porte du magasin, l?étoffe confiée à des mains peu habiles ou peu délicates, malgré les visites journalières du chef, ne peut arriver, à la perfection que l?on désire. Que sera-ce quand ces mêmes ouvriers se trouveront à 3 ou 4 lieues de distance ? Se décidera-t-on à les visiter chaque jour ? Lors même qu?on en aurait la pensée, pourrait-on l?exécuter ? Non, car dans cette hypothèse il faudrait presqu?autant de commis qu?on aurait de métiers éloignés les uns des autres ; ce que l?on ne fera pas certainement ; et de là découlent ces mauvaises étoffes qui encombrent les magasins ; de là cette espèce de persécution qu?on exerce envers les ouvriers de la ville, desquels on exige, avec des matières souvent très-inférieures, une fabrication parfaite, pour faire passer l?infériorité des pièces, qui n?ayant pas été vues, ou ne l?ayant été qu?une fois et confectionnées par des ouvriers peu délicats ou des apprentis encore novices, ne peuvent manquer d?être répudiées des commissionnaires : souvent encore ne passent-elles pas, et de là ces rossignols qui font la perte des magasins !

Mais, nous dira-t-on, nous avons à la campagne des ouvriers aussi habiles qu?à la ville ; ce sont des maîtres qui travaillent pour nous depuis plusieurs années, et qui nous ont toujours satisfaits : nous pouvons leur donner toute notre confiance.

A Dieu ne plaise que nous cherchions à faire peser une défaveur sur les ouvriers qui ont été assez faibles pour se laisser séduire ! nous n?ignorons pas qu?il en est qui sont d?excellens maîtres, mais ne le sont pas tous ; et dans le nombre, n?en eussiez-vous que 10 ou 20 dont l?impéritie vous causa de l?étoffe inférieure ne pouvant y aller souvent, calculez la perte qu?ils entraînent ?

Nous irons plus loin et nous dirons même, qu?il est des cas, où ces maîtres que vous regardez comme experts, dont vous avez toujours été satisfait, pourront même ne pas remplir vos vues ? Car combien de fois n?arrive-t-il pas, qu?un ouvrier, après avoir monté un article d?après la disposition donnée, est obligé, pour répondre au but qu?il se propose, de recourir aux lumières d?un ou de plusieurs de ses amis ? à cette distance le pourra-t-il ? et ce maitre isolé, livré à mille et mille [3.1]conjectures, ne peut arriver à un résultat satisfaisant. Qu?arrive-t-il alors ? le tems passe, l?époque fixée pour la commission s?avance chaque jour, et las d?attendre une exécution qui semble devenir de plus en plus douteuse, le négociant, quoique à regret, se trouve obligé de lever la pièce et le maître en est pour ses frais, digne fruit de son émigration. Il y a plus encore, il s?agit de faire confectionner ailleurs cette pièce levée, à peine reste-t-il quelques semaines, sauf un retard qu?on sollicitera si l?on peut l?obtenir, pour livrer la commission. C?est alors qu?il faut souvent, pour ne pas dire toujours, acquiescer à l?exigence de l?ouvrier assez habile pour prendre sur lui de rendre dans un si bref délai, une pièce parfaite.

Mais sans parler uniquement de la perte qu?une semblable désertion peut faire éprouver ; sous le rapport de la soierie, voyons si les propriétaires eux-mêmes n?ont pas un intérêt tout particulier à ce que les ouvriers ne quittent pas la ville.

Il est des quartiers dans le c?ur même de la cité et presque tous les faubourgs, qui ne sauraient être habités que par notre classe laborieuse ; or, si l?ouvrier, en suivant de pernicieux conseils, quitte la ville, que deviendront ces propriétés ? elles deviendront un désert. Et cet Océan, sans cesse agité par les vents du génie et de l?activité, éprouvera un calme funeste, non-seulement à ceux que l?on désire, mais même à ceux qui, loin de le solliciter, en tirent leur existence. Car la fabrique dans notre florissante cité ne fait pas seulement l?avantage de ceux qui en font partie, elle fait encore la richesse de ceux qui l?entourent.

Ne paralysons donc pas nos moyens d?accroissement, par une désunion funeste à chacun de nous ; ne corrompons pas des affections généreuses, que le plus fort vienne à l?appui du plus faible ! Que la fortune du riche, tout en l?accumulant chaque jour, laisse à l?ouvrier la douce satisfaction de pouvoir élever sa famille, sans craindre pour elle et les horreurs de la faim et la perspective d?une misère accablante, voisine du désespoir ; qu?il soit son ami, son protecteur !

 

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