L'Echo de la Fabrique : 9 novembre 1834 - Numéro 8

La misère est un terrible oppresseur, et l?égoïsme est un monstre bien dangereux ; si l?égoïsme n?existait pas, peut-être il n?y aurait point de misère. Les hommes qui se vouent pour la chose publique, doivent faire tous leurs efforts pour rendre les travailleurs heureux, donc il faut en chercher les moyens. Les moyens pacifiques en sont une garantie assurée ; mais il faut les comprendre d?abord, et ensuite les vouloir. C?est pourquoi nous venons signaler une maison qui paye les façons bien au-dessous du cours. Notre intention est bien éloignée de nuire à cette maison, ni d?exciter les ouvriers à la haine contre elle, mais bien celle de faire voir avec le doigt que ses patrons ont fait une funeste erreur en prenant des commissions à un prix si bas, que l?ouvrier se ruine en travaillant même 18 heures par jour. Nous savons bien que c?est pénible pour des hommes généreux de nommer publiquement des maisons qui ne payent pas raisonnablement ses ouvriers ; mais n?y sommes-nous pas contraints pour les distinguer d?avec celles dont les ouvriers sont à peu près contens, afin que nous ne recevions point de reproches des hommes que les chefs d?atelier estiment.

Les ouvriers sont malheureux? Oui c?est vrai ; mais bien souvent c?est par la faute de quelques-uns d?entre eux, qui ne savent pas bien compter, ou qui sont trop avides ; car il en est qui acceptent l?ouvrage à tout prix, en pensant qu?un apprenti leur fera une journée aussi forte qu?un compagnon, et qu?ils auront toute la façon. En voici un exemple que nous mettons sous les yeux de nos lecteurs, et qui vient à l?appui de nos assertions : MM. Reynier et Dégotière ont donné ces jours derniers des dispositions ainsi conçues :

D?accord de faire cent aunes, à cinquante-cinq centimes le mouchoir, sans avoir droit, après cet aunage, à aucun défrayement (sans tirelle).

Ces MM. ont soin d?ajouter sans tirelle, comme s?ils étaient en droit de faire des lois. Mais passons?

Ces mouchoirs sont en 3/4 sur un 600, et ont 2 300 coups, l?ouvrier, en travaillant 15 à 16 heures, peut en faire cinq. Nous allons prouver aux chefs d?atelier qu?à la fin de ces cent aunes, qui lui feront 130 mouchoirs, il sera en-dessous de ses affaires.

Voici les frais du montage de son métier : il est bien compris, bien entendu qu?il a tous ses ustensiles nécessaires pour ledit métier. C?est seulement l?argent déboursé pour la façon du montage dont nous allons parler ; nous ne parlons pas non plus de la détérioration de ses harnais. Nous recommandons aux chefs d?atelier d?y faire attention.

Dépendage : 3 fr.
Nourriture de celui qui dépend : 1 fr.
Décolettage : 1 fr.
[3.1]Empoutage : 3 fr.
Coletage : 3 fr.
Pendage : 3 fr.
Nourriture de la personne qui pend : 1 fr.
Appareillage : 3 fr.
Nourriture de l?appareilleuse : 1 fr.
Remettage : 5 fr.
Nourriture de la remetteuse : 1 fr. 25 c.
Purgeur : 1 fr.
Nourriture du purgeur : 1 fr.
Pliage (on observera que les cent aunes sont en deux pièces) : 1 fr. 80 c.
Torsage : 1 fr.
Nourriture de la torseuse : 1 fr.
Total : 31 f. 05 c.

130 mouchoirs, à 55 centimes le mouchoir, font 71 francs 50 centimes, prélevons la moitié pour le compagnon, il reste au chef d?atelier 35 francs 75 centimes ; il a dépensé 31 francs 5 centimes pour frais de montage, il lui reste net 4 francs 70 centimes, pour le blanchissage du lit du compagnon, pour son chauffage, pour son loyer, pour le dévidage, pour les cannettes, et enfin pour ses courses au magasin, qui sont le moins deux fois par semaine. Ce métier travaillera 26 jours, et gagnera par conséquent 18 centimes chaque jour au chef d?atelier, pour prix de tant de peines et parfois de dégoûts?

Si l?ouvrier avait soin de faire ce calcul avant de monter son métier, sans doute il ne prendrait pas la disposition ; alors le négociant serait bien forcé de payer un prix moins déraisonnable. Le prix des mouchoirs de ce genre est de 5 centimes les 100 coups ; nous savons que les maisons qui prennent les commissions à tous prix, n?y viendront que quand nous serons à l?abri de la misère. Mais pourquoi serions-nous forcés de travailler à un si vil prix. Le chef d?atelier n?est-il pas libre, d?accepter ou de refuser !?

Or, en refusant la main-d??uvre à une maison qui spécule sur la vie de l?ouvrier, elle ne pourrait plus remplir ses commissions ; par conséquent le commettant serait bien contraint de donner ses commissions à un négociant qui payerait bien. Ainsi l?ouvrier ne serait donc pas privé d?ouvrage, comme le disent les personnes qui ne réfléchissent pas, il y aurait seulement quelques jours de retard. Une fois ce principe établi, le chef d?atelier y trouverait un bénéfice évident, l?aisance s?en suivrait, et de là découlerait la prospérité de chacun.

 

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