L'Echo de la Fabrique : 16 novembre 1834 - Numéro 9

UTILITÉ DU PROLÉTAIRE.

D?autres, avant nous, et avec un talent bien supérieur, ont donné une définition du mot prolétaire ; nous pouvons donc nous exempter de la reproduire. Notre but est de nous arrêter sur les avantages que la société en général tire des travailleurs. Pour cela, nous diviserons les prolétaires en trois classes : l?artisan, le laboureur et le domestique, autrefois esclaves.

[3.1]L?esprit, les talens, le génie, procurent la célébrité ; c?est le premier pas vers la renommée ; mais si l?on doit admirer le génie qui tire du néant, par ses innovations, tant de belles choses, quel tribut de louanges ne doit-on pas à celui qui anime le génie par son exécution ? Si l?amateur contemple avec admiration la hardiesse de tels ou tels monumens, il ne peut s?empêcher d?y reconnaître et le ciseau délicat qui en a taillé les pièces, et la main habile qui en a ajusté les compartimens. Si nous avons parmi nous de ces tableaux dignes de la contemplation de tous les siècles, que dire de ce pinceau qui ressuscite en quelque sorte le héros, pour nous retracer long-temps après lui et son dévouement, et ses actions mémorables ? Si l?intérieur des temples, dans les jours de solennité, si les salons des rois et les ameublemens des princes, sont embellis par des étoffes rares et précieuses, dont on ne peut se lasser d?admirer la fraîcheur, l?éclat et le fini ; qui n?y reconnaît les doigts subtils qui les ont tissées ?

Si la soif ardente des richesses, a porté les hommes à creuser jusques dans les entrailles de la terre, ces voûtes souterraines que nous ne saurions voir sans frémir ; que ne doit-on pas au courage de ceux qui ne craignent pas de s?y ensevelir, pour satisfaire à la cupidité de leurs semblables ? Si souvent nous sommes pour ainsi dire transportés par la musique, cette science de l?ame et de la sensibilité ; ne devons-nous pas ordinairement l?enthousiasme que nous éprouvons, plutôt à l?agilité, à la supériorité de l?éxécution, qu?au talent distingué du compositeur, qui ne saurait ressortir sans elle ? Mais si pour mieux faire sentir le mérite du prolétaire, de l?utile et de l?agréable, nous passons à la futilité, que dirons-nous de cet élégant qui l?éclabousse avec son tilbury, ou qui, à l?aide de son lorgnon, lui jette un ?il de mépris ? Si son caractère volage lui permettait de réfléchir, il ne pourrait s?empêcher de donner des éloges à celui qui a su donner à sa taille, souvent grotesque, cette tournure de mode qui le fait admirer ! Cette femme frivole qui, par l?éclat de sa parure, captive dans un cercle, dans un bal ou dans un théâtre, les regards de la majorité des assistans, se garderait bien de faire réfléter une parcelle de ces rayons de louanges, et d?admirations, sur la modeste couturière qui est la cause première de cet enchantement ! Quel contraste avec la conduite de ces personnes de son sexe, que la charité porte à dévouer leur vie entière dans les hospices ou dans les prisons au soulagement de l?humanité souffrante, ou de la perversité du crime !

Que ne dirons-nous pas en second lieu, de cet homme des champs, de cet élève de la nature, à qui l?on est le plus redevable, et qu?on prise pour l?ordinaire le moins, dont le travail nous procure l?abondance, et pour qui l?on n?a pas souvent toute l?estime qu?il mérite ? Le prince comme le simple citoyen, le riche comme le pauvre, lui doivent leur tribut de louanges et de remercîmens. Cela est tellement vrai, qu?en supposant ce qui est impossible, qu?il n?y eût qu?un homme capable d?ensemencer la terre, de tailler, de greffer les arbres et la vigne ; en un mot, de nous procurer les choses nécessaires à la vie, on en ferait un Dieu, et la vénération [3.2]qu?on lui porterait, ne diminuerait que lorsqu?il aurait communiqué ses lumières, encore même lui devrait-on un double tribut de reconnaissance ! Eh bien c?est ce même homme à qui, des classes élevées, voudraient enlever toutes ces prérogatives ! On lui doit tout, et on le regarde comme rien ; l?on ne saurait se passer de lui, et les grands en font le jouet de leurs caprices et le traitent en esclave ! Voyons sous ce rapport jusqu?où va leur injustice. Que dire du dévouement de ce serviteur qui ne craint pas de sacrifier sa santé pour servir les intérêts de son maître, de tel autre qui joue en quelque sorte sa vie, pour préserver d?accidens celui qu?il affectionne plus qu?il ne prise le salaire qu?il en reçoit ; de ce désintéressement qui le porte souvent dans un désastre à sauver la fortune de son maître, plutôt que de songer à sa propre conservation ? Mais si notre ?il observateur franchit les mers, si nous jetons un regard jusqu?aux Iles, jusqu?au milieu de ces plantations, où des esclaves luttent chaque jour, et contre la rigueur du climat, et contre la fatigue ; que de félicitations ne leur doivent-ils pas ces hommes, dont l?immense richesse est le résultat de leurs sueurs et de leurs peines ?

Mais nous dira-t-on, pourquoi tant préconiser les vertus du prolétaire, qui ne sont souvent basées que sur la nécessité ? Nous répondrons avec l?histoire : Qu?importe que Régulus1, poussé par un enthousiasme patriotique, ait fait à la république le sacrifice de sa vie, en a-t-il moins été utile par cette satisfaction particulière ? La vertu purement désintéressée, si elle était possible, produirait-elle d?autres effets ? cet odieux sophisme d?intérêt personnel a été imaginé par les grands qui, cherchant toujours exclusivement le leur, voudraient rejeter sur toute l?humanité le reproche qu?eux seuls méritent. Au lieu de calomnier les malheureux, consultez vos vrais intérêts, et vous les verrez liés à ceux de la société toute entière ?

Heureux du siècle, appréciez enfin ce que vaut un soupir, une larme du prolétaire ; s?il est l?artisan de toutes vos félicités, laissez-lui la douce satisfaction de se soustraire un instant à l?idée de son malheur, sans que vous lui fassiez le reproche de se créer des besoins factices. Soyez justes et vos c?urs blasés par l?indifférence et le dédain, jouiront d?un plaisir qui vous est inconnu !!

Notes de base de page numériques:

1 Marcus Atilius Régulus, consul romain (-267 av. J-C), mis à mort par les carthaginois.

 

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