L'Echo de la Fabrique : 11 janvier 1835 - Numéro 17

AMÉLIORATION INDUSTRIELLE.

4e article.

(Voir les numéros précédens)

[1.1]Nous avons émis notre opinion sur le genre de réforme que tout ami du travailleur doit désirer d?opérer dans l?intérêt de tous ceux qui composent la société industrielle et commerciale.

Les accusations que nous avons formulées contre l?état de désordre, qui préside actuellement à la production et à la distribution des richesses, peuvent, quoique incomplètes, donner une idée de ce que doit avoir de différent l?ordre nouveau, sous les auspices duquel doivent également prospérer les classes laborieuses et commerçantes.

Si on a bien compris le sens de ces accusations, on aura compris également que les institutions que nous avons besoin doivent aboutir à une transformation progressive complète et radicale dans les rapports qui existent entre les hommes, relativement au travail et au négoce.

Mais, dira-t-on, les moyens d?opérer cette transformation, où les trouverons-nous ? Vous ne voulez pas de moyens violens, et jusqu?à présent ce sont les seuls dont il ait été en notre pouvoir de faire usage. Il est vrai que toujours leur emploi n?a fait qu?aggraver notre situation : mais enfin, si nous n?en avons pas d?autres et que vous nous ôtiez encore ceux-là, comment ferons-nous donc pour nous faire écouter dans nos justes réclamations.

Oui, vous avez raison, il est temps de vous indiquer une marche nouvelle vers l?avenir. Il est temps de vous révéler des moyens véritablement praticables et efficaces, qui puissent vous redonner l?espoir que tant de tentatives infructueuses, parce qu?elles étaient rétrogrades, vous ont presque fait perdre. Il est temps de vous apprendre à vous servir d?une puissance qui existe en vous et que vous ignorez encore, ou, dont jusqu?à présent, vous n?avez pas su faire un usage social.

Travailleurs ! quelle est la fonction que vous remplissez dans le mécanisme social ? Le nom sous lequel nous avons coutume de vous désigner l?indique suffisamment : lorsqu?on vous considère sous l?aspect industriel, vous êtes des producteurs.

Mais n?êtes-vous que cela ? Ne participez-vous pas aussi d?une autre manière également essentielle, au mouvement commercial ? N?êtes-vous pas aussi des consommateurs ?

Toute limitée, toute restreinte que soit votre consommation [1.2]individuelle, la classe de laquelle vous faites partie comme travailleurs, ne forme-t-elle pas par la multitude innombrable dont elle est composée, le principal élément de la consommation ? Oui, n?est-ce pas.

Eh bien ! c?est dans cette qualité de consommateurs que réside cette puissance, dont je vous parlais tout à l?heure. Ne cherchez pas ailleurs d?autres moyens d?action ; car c?est là que se trouve votre unique force réformatrice. Comme consommateurs, vous possédez le levier qu?Archimède demandait pour soulever le monde. Il ne faut plus qu?apprendre à vous en servir.

Voyons un peu. Comme industriels ou producteurs, quelle est votre position vis-à-vis des négocians ou entrepreneurs de travaux, qui, dans l?échelle sociale, se trouvent placés immédiatement au-dessus de vous ? Il est déplorable que cela soit ainsi ; mais avouez qu?en général il y a bien de la morgue, bien de la hauteur, et quelquefois bien de l?impertinence dans la manière dont vous êtes traités par ces suzerains de nouvelle espèce, à qui vous êtes forcés, sinon en droit, du moins en fait, de rendre hommage et respect.

Mais, pour être juste, il faut tout dire. Il est vrai qu?à leur tour ils rendent hommage à ceux qui se trouvent un échelon plus haut. Leur hauteur superbe s?abaisse devant le commissionnaire, le négociant en gros, ou l?armateur qui tiennent le haut rang dans l?échelle commerciale, et qui cependant baissent eux-mêmes pavillon devant le simple boutiquier, marchand au détail, chargé en définitive de la distribution directe des produits.

Il faut donc conclure de cela que sous l?aspect industriel, vous trouvant placés tout-à-fait au bas de l?échelle, vous êtes sous le poids d?une dépendance fatale et presque absolue. Vous êtes obligés de subir la loi des différens intermédiaires qui se sont placés par le commerce, à une position plus favorable que la vôtre pour intercepter au passage une notable partie du fruit de vos travaux. Or, cette dépendance ne peut que dégénérer en véritable exploitation, parce que jusqu?à présent l?égoïsme tout seul a été la règle générale de conduite du commerce et de l?industrie. Ces observations nous indiquent donc, qu?en commençant par le côté de la production, il serait extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, de réussir à nous soustraire à la dure exploitation de nos supérieurs industriels. De ce côté, l?oppression vient de trop loin et remonte trop haut pour que nous puissions l?atteindre avec les faibles moyens que nous avons actuellement à notre disposition. Ainsi, il ne faut pas penser à opérer cette réforme industrielle d?une manière directe, c?est-à-dire en essayant d?abord de fonder de vastes établissemens, destinés [2.1]à fournir des matériaux au travail, tels que de grandes maisons de fabrique, à l?instar de celles des négocians. Tout nous manquerait pour cela, moyens pécuniaires et connaissances pratiques, nous ne possédons pas à un degré suffisant ces deux élémens, ou si nous les possédons, il serait encore trop difficile de les rassembler.

Oui, travailleurs, nous vous le répétons, notre conviction est que le moment n?est pas encore arrivé pour établir des maisons centrales. Vous chercheriez en vain à supprimer ou à envahir la position de l?intermédiaire, dont le contact est froissant pour vous, vous n?y parviendriez pas, et y parviendriez-vous, il s?en rencontrerait d?autres, puis d?autres encore contre l?oppression desquels vos moyens s?annulleraient. Car chaque intermédiaire se trouve lui-même dans une position relativement analogue d?oppresseur et d?opprimé ; position qui se prolonge de degré en degré, d?anneau en anneau, jusqu?à l?extrémité de la chaîne, aux deux bouts de laquelle on vous trouve également, soit qu?on parle de votre qualité de producteur, soit de celle de consommateur. Voyons maintenant en vous prenant sous ce dernier aspect, celui de consommateur, si nous ne trouverons pas ce qui vous manquait sous l?aspect de travailleur, examinons un peu quelle est votre situation vis-à-vis du marchand détaillant, avec lequel vous vous trouvez en rapport direct.

Oh ! alors les choses changent de face relativement à vous, la dépendance sous laquelle vous vous êtes trouvés d?abord, a été fidèlement transmise à chaque anneau de la chaîne sans interruption, et à son tour le commerce vous rend hommage par le marchand en détail, son représentant le plus redouté, celui devant lequel sont venus s?abaisser tous les autres intermédiaires.

Et en effet, avez-vous remarqué combien il y a de prévenances et d?honnêtetés de la part du marchand, lorsqu?il vous arrive d?aller dans ses magasins y porter votre argent en échange de sa marchandise. Avouez qu?alors les rôles sont bien différens, à votre tour vous pouvez être sans gêne, capricieux, brusque même, tout cela impunément, ce n?est plus avec dédain que vous êtes regardés ; nulle impatience, nul procédé n?est à craindre du commerçant, avec lequel vous avez à traiter ; bien au contraire ; on fait usage envers vous de la politesse la plus exquise ; les plus gracieuses paroles vous sont adressées ! Et ces devantures dorées ou peintes avec tant de goût, ces enseignes symboliques, ces étalages si brillans, tout cela est pour captiver votre attention, pour vous plaire enfin. Heureux le marchand qui a su attirer vos regards et mériter vos faveurs, en se distinguant de ses rivaux par des manières plus aimables ou une bonhomie mieux jouée. L?affluence des consommateurs le dédommage bientôt de sa complaisance sans borne : le soir, lorsqu?il évalue le bénéfice de sa journée, il se console assez facilement de cette gêne obséquieuse, en trouvant chacune de ses courbettes et de ses protestations de dévoûment, transformée en beaux écus.

Eh bien ! qu?est-ce que cela vous indique, sinon que le commerce, sous la dépendance duquel vous vous êtes trouvés comme travailleurs, et dont vous avez subi la loi, quelque dure qu?elle fût, se trouve à son tour soumis à votre volonté et dépendant de votre autorité suprême. Oui, travailleurs, en votre qualité de consommateurs, vous avez le droit et le pouvoir de donner au commerce telle forme qu?il vous conviendra ; comme acheteurs, comme consommateurs, vous êtes tout ce qu?il y a au monde de plus libre, de plus indépendant. A vous donc de dicter la loi et de la faire respecter ; vous avez tout ce qu?il faut pour cela, et le commerçant, à son tour, se trouve dans une situation qui ne lui permet pas dans son intérêt, de se soustraire aux décisions que vous suggérera le besoin de faire sortir la société de son agonie convulsive ; car vous pourrez en récompenser l?exécution par une juste préférence accordée au marchand philanthrope, qui aura fait ce que vous avez le droit d?exiger de lui, selon toutes les règles de la libre concurrence, ou bien à votre gré, vous puniriez la violation de vos décrets, en le laissant seul dans sa boutique, au milieu de ses marchandises invendues.

Ainsi donc, au lieu de vous laisser prendre aux flatteries du marchand et au clinquant de son magasin, demandez-lui [2.2]des garanties véritables de sa bonne foi ; car c?est là l?essentiel.

Pour aujourd?hui, n?allez pas plus loin. Nous continuerons dans les articles suivans ; le développement de ces questions, qui, selon nous, sont de la dernière importance. Ensuite nous aviserons aux moyens de commencer la pratique de cette réforme commerciale, et en nous y prenant bien, nous pouvons parvenir, non-seulement à abolir successivement l?oppression commerciale, mais encore à obtenir qu?une partie du bénéfice que fait le marchand soit répartie annuellement au consommateur, ce qui sera autant d?améliorations positives et doublement avantageuses.

(La suite au prochain numéro.)

M. D.

 

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