L'Echo de la Fabrique : 18 janvier 1835 - Numéro 18

SUITE DE LA VIE DU PROLÉTAIRE.

(Voyez le numéro 13.)

Après une marche de vingt jours, pendant lesquels la pluie et le froid lui firent éprouver plus d’une fois leurs rigueurs, Jacques arriva au lieu de sa destination. Les premiers temps furent bien pénibles pour lui, et ce n’est pas sans avoir souvent porté un souvenir de regret et sur son village et sur la cité, qu’il se livra aux différens exercices que la morgue et l’insolence d’un chef subalterne rendent encore plus détestables. Dans ces corvées, dans ces revues, où il fallait rester pendant trois quarts de jours à manœuvrer l’arme au bras, le sac sur le dos et le ventre vide, qu’un seul regard d’encouragement, qu’un seul air de satisfaction de la part du chef auraient relevé son courage abattu ! Mais non, en échange de sa bonne tenue et de sa soumission, il ne recevait, au moindre mouvement tant soit peu inexact, que des paroles dures ; heureux encore si des menaces n’assaisonnaient pas le discours, et si dans une juste indignation qu’il ne peut maîtriser, il n’est pas condamné au cachot ! Combien de fois alors ne porta-t-il pas ses pensées à la ville où, se livrant à sa profession, s’il éprouvait quelques contrariétés, elles étaient du moins rachetées par la douceur d’une remontrance honnête ! Maintenant tout a changé pour lui, et les seules jouissances qui lui soient permises sont quelques étourderies auxquelles il s’abandonne avec ses camarades dans une incursion ou dans une longue corvée ; ainsi se passèrent les premières années de sa carrière militaire, tantôt dans une ville, tantôt dans une citadelle, souvent en route, et sans cesse en but aux caprices d’un supérieur.

Tout-à-coup la guerre éclate, et le régiment dont Jacques faisait partie est destiné à passer la frontière. Je ne tracerai point ici les fatigues d’une longue marche, d’autant plus pénible qu’il faut, avec son bagage et ses munitions de guerre, porter encore ses vivres pour plusieurs jours ; ces nuits passées en plein champ, où, souvent traversé par la pluie, on n’a que la terre pour se reposer [4.1]ou quelques abris improvisés pour se soustraire à l’intempérie de la saison. Ce n’est là que le prélude des maux qui vont s’appesantir sur lui, il faut à peine y fixer un regard.

Arrivés au lieu de leur destination, loin de prendre quelques jours de repos pour se remettre de la fatigue d’une longue traversée dans les montagnes il fallut s’occuper de suite à dresser un camp pour se mettre à l’abri des feux et des surprises de l’ennemi. Ce fut alors qu’il eut à surmonter des lassitudes innombrables, tantôt en gravissant des rochers pour en arracher du bois, tantôt en fouillant la terre, dans l’eau jusqu’à mi-jambe pour creuser des tranchées ; tantôt en formant des retranchemens, ouvrages d’autant plus pénibles, qu’il faut s’en occuper souvent le fusil en bandoulière et sous le feu même des batteries ennemies. Heureux encore lorsqu’il ne faut pas interrompre le travail, pour riposter ou déblayer les fossés d’une partie des terres, que les boulets ont amoncelées. A la suite de tous les travaux, vint le moment de l’attaque. Je ne vous peindrai pas ce qu’a d’amer cette perspective d’une mort, d’autant mieux sentie, qu’on la voit de plus près ; ces angoisses qui s’emparent de l’ame à cette idée de dissolution, loin de sa patrie et du foyer domestique, surtout lorsqu’on les éprouve pour la première fois ! Jacques n’y fut point étranger, mais, animé par l’ardeur martiale de ses camarades, il sentit aussi que le sang français coulait dans ses veines et qu’il devait à son pays le sacrifice de son bras et de sa vie. L’on se battit de part et d’autre avec une intrépidité étonnante, et chacun rivalisait de courage et de dévouement : la victoire semblait offrir ses palmes à notre armée, pourtant une batterie ennemie tenait encore et nous faisait éprouver des pertes considérables ; elle était bien servie, et tout faisait.présager qu’on aurait, non-seulement de la peine à s’en rendre maître, mais encore que bien des braves succomberaient. Le général nomme le régiment dont Jacques faisait partie pour foncer le premier, tandis qu’une batterie placée sur une éminence protégerait l’escalade. Aussitôt on s’avance en colonnes serrées ; déjà l’on était parvenu au bas du retranchement, lorsqu’une bordée de mitraille en renversa la majeure partie. Nos braves ne se déconcertent pas, ils ripostent par une fusillade bien nourrie, puis ils se précipitent à la baïonnette sur les artilleurs. Jacques ne resta pas en arrière, il fut un des premiers qui pénétra dans le retranchement et y fit des actions si glorieuses, que les plus anciens du régiment, tout en l’admirant, jalousaient sa gloire ; lorsqu’il fut atteint lui-même d’un coup de feu qui le blessa et le mit hors de combat.

La batterie fut enlevée et la victoire ne fut plus douteuse ; l’on poursuivit avec ardeur l’ennemi jusqu’à la nuit, on s’empara de leurs camps, puis on vint relever les morts et les blessés.

Jacques fut transporté avec ses camarades d’infortune dans une ambulance, où les premiers secours de l’art lui furent donnés. De-là, transféré dans un hôpital, il y resta trois mois, au bout desquels, après une entière guérison, il rejoignit son régiment.

Le courage, l’intrépidité de Jacques n’avaient point échappé au général, et il fut porté avec plusieurs de ses camarades pour la croix. C’est ici qu’il lui fut permis d’apprécier ce qu’a d’amer l’état de prolétaire et la différence de la naissance ! Un officier qui moins que lui avait couru des dangers, qui peut-être n’avait pas même approché de la brèche, lui fut préféré, et reçut, en présence de l’armée, à la vue même de ceux qui préconisaient le courage de Jacques, la croix qui lui était destinée ! O machiavélisme infernal ! c’est ainsi que le faible est sans cesse en butte à tes persécutions ! c’est ainsi que l’opulent exploite et le courage et le sang de ceux que la naissance, le peu d’éducation et le manque de protection, rendent tes subalternes !

Jacques dévora son humiliation, mais continua à être regardé, par ses camarades, avec une sorte de respect que justifiait l’injustice dont il avait été la victime. Le temps qu’il avait à faire sous les drapeaux, s’acheva sans qu’il fût promu au moindre grade, attendu son manque d’instruction, et couvert de plusieurs blessures, en proie à des douleurs cuisantes que lui avaient léguées et les frimas et les pluies et la terre sur laquelle il avait plus d’une fois reposé ses membres fatigués au service de la patrie, il regagna ses foyers.

(La fin à un prochain numéro.)

 

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