L'Echo de la Fabrique : 25 janvier 1835 - Numéro 19

AMÉLIORATION INDUSTRIELLE.

6e article.

(Voir les 5 numéros précédens)

[1.1]Travailleurs !

Nous vous avons fait connaître votre véritable situation dans l’ordre industriel et commercial. L’examen dans lequel nous sommes entrés pour cela, nous a servi à constater la source où prend naissance l’oppression qui vous écrase. Après avoir sondé le côté où vous êtes faibles et celui par où vous êtes forts, nous vous avons excités à combattre les mauvais effets de la concurrence illimitée. Vous avez bien compris, n’est-ce pas, que lorsque sous la garantie de la publicité le bénéfice commercial sera soumis à une répartition, dans laquelle vous ne serez pas oubliés, qui sera fixée à l’avance et modifiable toutes les fois que l’expérience le démontrera convenable ou nécessaire. Vous avez compris que la franchise et l’équité auront bientôt pris la place de la fraude et du mensonge qui rendent si peu agréables les rapports que les hommes ont entre eux. Eh ! grand Dieu ! comment serait-il possible qu’une véritable bienveillance existât entre nous, lorsque tout contribue à nous tenir divisés comme des ennemis, quand chaque instant de la vie est empoisonné par l’appréhension d’être trompés, appréhension qui nous force de nous tenir en garde contre ceux-là même auxquels nous donnons le nom d’amis.

C’est donc bien sérieusement qu’il nous faut songer à fonder un ordre de choses qui établisse une communauté d’intérêts entre les diverses classes commerçantes et laborieuses, afin que peu à peu la fraternité universelle ne soit plus un vain mot sortant sans écho de la bouche des hommes ! Obéissons à ce sentiment intérieur qui nous fait désirer comme un besoin de notre existence de voir une douce harmonie présider à toutes nos relations, et remplacer cette défiance jalouse et soupçonneuse, qui rend la vie semblable à un fardeau pesant.

Mais ne dépensons pas tout notre temps en phrases sentimentales : hâtons-nous d’arriver au positif.

Nous avons dit ce que nous devions exiger du commerce et nous sommes restés d’accord que la publicité est la condition que nous devons exiger avec plus d’instance ; car elle est à la fois la garantie de tous les autres avantages et un moyen pour les obtenir.

Nous avons été jusqu’à dire quelle devait être la proportion allouée à chaque classe dans la répartition du bénéfice social, et nous l’avons divisé de manière à concilier [1.2]tous les intérêts qui se trouvent en présence. Mais en cela, n’avons-nous pas ressemblé un peu aux chasseurs de la fable, qui se partagent la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Suffira-t-il que vous disiez au marchand de transformer le système par lequel est gérée sa maison pour qu’il le fasse ? Vous servirez-vous du raisonnement, et chercherez-vous à le persuader que son intérêt s’accorde avec ce que vous lui demandez ? J’ai bien peur que le marchand vous rie au nez et ne vous écoute que par complaisance, sans chercher le moins du monde à vous comprendre ; car voyez-vous, le marchand n’est pas fort sur ces questions d’amélioration sociale : il ne s’en occupe nullement. Il ne lit pas l’Indicateur, lui ; comment voudriez-vous qu’il vous comprit, surtout lorsque vous lui demandez d’entrer en participation de ses bénéfices ; vous pouvez facilement vous imaginer combien il se récriera à ces propositions. Il vous comprendra encore bien moins lorsque vous lui direz que la société a besoin de fréquentes exhibitions de ses livres ; que désormais, dans le commerce, il ne doit y avoir rien de caché pour les travailleurs représentés par un certain nombre d’hommes ayant la confiance du peuple. Soyez sûrs qu’à ce propos ils jetteront les hauts cris, et tout en protestant contre la violation de la liberté qu’ils se donnent d’exploiter le public, beaucoup craindront en outre que leurs fournisseurs ne leur refusent leur confiance, s’ils parvenaient jamais à connaître sur quels capitaux factices roulent leurs affaires. Un grand nombre trembleront que cela ne leur fasse faire banqueroute trop tôt ; c’est-à-dire avant le temps fixé pour qu’elle soit plus productive pour eux et plus désastreuse pour leurs créanciers.

Non, travailleurs, lorsque nous vous avons dit que vous pouviez exiger toutes ces choses, nous n’avions pas cru nous-mêmes qu’il y consentît. Il faut convenir d’ailleurs qu’il y a bien des difficultés à vaincre, bien des répugnances à surmonter de la part du marchand, pour qu’il se décide à satisfaire aux réclamations publiques. La vieille habitude d’agir sans aucun contrôle de mentir, de tromper, sans qu’une voix un peu forte s’élève pour le lui reprocher ; et aussi l’esprit de routine empêcheront probablement long-temps encore les hommes ordinaires dont est composé le commerce, de changer de système.

Faudra-t-il donc les attendre et nous borner pendant des siècles peut-être à demander à l’homme égoïste et routinier, de bien vouloir prendre en considération nos plaintes sur sa mauvaise foi. Oh ! je crois que nous risquerions bien d’attendre jusqu’à la fin du monde.

Travailleur ! aide-toi, le Ciel t’aidera, voilà une vieille devise qui est de tous les temps ; ne l’oublions pas et en [2.1]dépit de cette résistance inerte, sur laquelle nous devons d’avance compter, nous obligerons moralement le négoce de céder devant la justice de nos projets améliorateurs.

Puisqu’il est décidé que c’est sur le terrain du négoce qu’il faut prendre position ; puisque c’est par un premier établissement de vente sociale qu’il faut commencer la guerre pacifique de notre émancipation industrielle, voyons donc par quel genre de commerce il faut débuter et quelle espèce de marchandises il faut se charger de distribuer d’après le nouveau mode commercial.

Si vous voulez que bientôt un exemple mémorable ait lieu, un exemple dont le retentissement soit tel que devant lui, le parlage des partis politiques ne devienne plus qu’un imperceptible et vain murmure. Faites que sous la responsabilité d’un homme de bonne volonté, possédant d’ailleurs toutes les garanties nécessaires ; faites qu’une vente sociale d’épicerie s’établisse…

On aura beau sourire à cette idée de l’épicier devenant tout à coup l’homme le plus avancé du siècle et malgré son burlesque surnom, être subitement transporté à la tête de la civilisation. Il n’en est pas moins vrai que ce fait à lui seul aura plus d’importance pour l’avenir de l’humanité, que mille de ces événemens insignifians ou funestes qui, faute d’autres, fixent l’attention des gens à courte vue.

Si nous proposons l’épicerie, ce n’est pas dans une idée exclusive des autres genres de marchandises, mais seulement parce que nous croyons que cette partie présente des convenances qui la rendent préférable pour l’essai ; quoiqu’il en soit de cette préférence, vous êtes déjà à même de concevoir qu’en s’y prenant ainsi le succès est certain.

Oui, travailleurs, en votre qualité de consommateurs tout ce que vous voudrez de bien sera ; tout ce que vous aurez reconnu juste et utile s’effectuera, si vous le désirez d’une manière active et si vous avez confiance en quelques-uns de vos frères qui ne vous ont jamais trompés ; ce sont eux qui dans ce moment vous disent : « Vous aurez beau désirer un avenir meilleur et vous plaindre du présent avec  tant et plus d’amertume, le présent restera ce qu’il est et l’avenir lui ressemblera, si vous ne faites rien pour qu’il change. Vous voulez combattre le mauvais usage de l’argent ; ce n’est qu’avec de l’argent que vous pourrez le vaincre. Il en faut peu il est vrai, mais encore il en faut ; c’est la seule artillerie avec laquelle on puisse enfoncer ses rangs… Ecoutez !… nous sentons tout ce qu’il y a de défavorable et de pénible à venir dire aux travailleurs : Vous souffrez, n’est-ce pas ? vous êtes bien malheureux. Une crise industrielle terrible vous abîme en ce moment même. Eh bien ! nous vous le disons, c’est justement à cause de cela et malgré cela, qu’il faut trouver encore quelques francs pour fonder votre avenir et mettre enfin un terme à vos maux. Dans le temps où nous sommes, rien ne se fait avec rien : si vous voulez recueillir, il faut absolument semer. Si vous voulez entrer en participation dans les millions que gagne le commerce, il faut faire quelques avances pour fonder le premier établissement, qui bientôt envahissant le commerce à votre profit et à celui de vos enfans, se multipliera plus nombreux que les étoiles du ciel ! Il le faut ; car si vous ne vous intéressez vous-mêmes à votre affranchissement, qui donc s’y intéressera ? Il le faut ; car c’est le seul moyen de montrer d’une manière évidente que vous avez compris ce qu’il y a à faire, et que vous êtes prêts à seconder de votre puissant concours celui qui, reconnu le plus digne, osera défier les abus du commerce et se placer en dehors de ses habitudes de fraude.

Il est donc absolument indispensable qu’une manifestation de votre adhésion ait lieu pour susciter un homme capable et de bonne volonté, pouvant vous offrir une vie sans tache, une probité éprouvée ainsi que quelques mille francs gagnés honorablement. Eh bien ! que quelques capitaux soient réunis pour s’ajouter aux siens, et nous sommes certains que cet homme se trouvera.

Voilà, travailleurs, ce que nous vous conseillons dans notre zèle pour l’amélioration sociale. Or, il ne s’agit pas, comme vous voyez, de braver le gouvernement, de lutter contre les lois ; toutes choses coupables que nous ne vous conseillerons jamais de faire. Mais il s’agit de former, par [2.2]souscription un premier fonds social destiné à garantir les prêteurs de capitaux de toute chance de perte, et de vous préparer vous-même à profiter, comme capitaliste, de la sécurité que vous aurez assurée par ce moyen.

A présent, le reste dépend de vous : nous avons rempli une partie de notre tâche. A vous maintenant de savoir ce que vous devez faire. Si vous n’êtes pas mécontens, si votre situation vous paraît supportable, ne vous remuez pas, et sûrement vous ne verrez rien changer, si ce n’est en pire ; si la confiance vous manque, si vous n’en avez ni en vous-même ni en personne. Oh ! alors, nous n’hésitons pas à vous le dire, vous êtes perdus ! Mais si, comme nous le croyons, parce que nous sommes des vôtres et que nous connaissons vos sentimens généreux, vous êtes pénétrés du besoin de contribuer à créer un avenir meilleurs, mettez-vous à l’œuvre et que chacun, en son particulier, fasse dans sa sphère et selon ses moyens, tout ce qu’il pourra. Quoique nous soyons isolés par le seul fait de ce lien moral résultant d’une intention commune, on peut faire de grandes choses.

Pour nous qui nous sommes établis, vos interprètes et vos conseillers, nous vous aiderons de toutes nos forces. Nous continuerons de développer, d’éclaircir les questions de réformes toutes les fois que besoin sera. Nous ouvrirons nos colonnes à toutes les explications nécessaires et nous y enregistrerons les listes des souscripteurs, à mesure qu’elles nous seront communiquées.

Nous ne terminerons pas toutefois cette série d’articles réformateurs, sans adresser à nos concitoyens cette dernière exhortation.

Notre ville s’est assez distinguée dans la carrière belliqueuse. Nul n’a le droit de contester à ses habitans le funeste courage des combats ! Méritons une autre gloire plus pure et plus douce ; au lieu de le faire trembler, sauvons le monde de la misère, et que par nous Lyon soit célébré en accens d’allégresse par l’univers reconnaissant !

(Fin.)

M. D.

 

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