L'Echo de la Fabrique : 1 février 1835 - Numéro 20

SUITE DE LA VIE DU PROLÉTAIRE.

(Voyez les numéros 13 et 18.)

Jacques de retour de la guerre, passa quelque temps au village et quitta de nouveau sa famille pour reprendre l?exercice de sa profession. Il employa deux années à se perfectionner dans son état, car il désirait acquérir des connaissances-pratiques, plutôt qu?à réaliser quelques francs.

Le hasard lui fit faire connaissance d?une jeune personne, laquelle, par ses économies, avait pu s?acheter un métier et un petit mobilier ; bientôt après nos jeunes gens furent mariés. Alors, Jacques monta son métier de la petite dot de sa femme, que le beau-père lui avait comptée. Ce couple prolétaire vécut quelques années au milieu d?une amitié pure, que le riche connaît bien rarement, car celui-ci, quand il se marie, n?a bien souvent qu?un c?ur corrompu qui ne peut plus ressentir toute la tendresse d?une amie vertueuse. Notre nouveau industriel se trouvait donc heureux d?être uni avec une prolétaire ; il se trouvait donc heureux [3.2]en voyant grandir une petite famille, sous les yeux d?une mère qui ne connaissait que les principes de vertu d?une femme candide.

L?ambition perd souvent les hommes, et Jacques fut de ce nombre en voulant agrandir son atelier, quoiqu?il ne voulût le devoir qu?à son travail qu?il prolongeait bien avant dans la nuit, afin d?avoir plutôt les fonds nécessaires pour acheter deux métiers ; car, disait-il, quatre métiers, c?est joli ; je serai électeur au moins, et je pourrai nommer nos prud?hommes. Notre pauvre Jacques était tout enthousiasmé de sa chétive émancipation, et ne voyait pas que les fabricans égoïstes allaient à pas de géant sur le chemin de la rapine, pour pressurer les chefs d?ateliers, comme on le verra plus tard.

Cependant, malgré la misère qui attendait Jacques, malgré l?enthousiasme de son émancipation, malgré le plaisir de se voir au milieu de quatre métiers, malgré encore les visites fréquentes des amis qu?il avait faits dans l?association des mutuellistes, il songeait à l?avenir de ses enfans et les envoya en classe ; car personne mieux que lui ne savait si bien apprécier les avantages d?une honnête instruction dont lui-même en avait été privée, vu la pauvreté de ses parens et le peu de temps qu?il avait à y sacrifier, et puis d?ailleurs le curé de son villagei s?attachait plutôt à lui former un bon c?ur de chrétien et à lui apprendre son catéchisme, qu?à lui faire connaître les choses les plus solides de ce monde, qui nous mettent en garde contre les hommes de mauvaise fois.

C?est dans ces momens-là que Jacques croyait de posséder pour toujours le bonheur de la vie humaine ; eh bien ! c?est dans ces mêmes momens qu?il perdit à jamais ce bonheur qui n?était qu?un songe. On a dit plus haut que Jacques était un mutuelliste, n?est-ce pas ? Oui, de ces mutuellistes qui portent le c?ur sur la main, de ces hommes qui se sacrifient pour la chose publique, de ces hommes enfin qui veulent qu?on fasse leur droit pour établir des principes fixes et de justice ; eh bien ! lecteurs, vous ne vous imagineriez pas que les fabricans pour lesquels il travaillait l?ont caressé, l?ont mignardé pendant plus d?un an, en lui faisant remonter ses métiers toutes les pièces, et en le faisant chômer on lui faisait des demi-promesses qui lui faisaient espérer que les bénéfices de l?avenir auraient couvert les pertes du présent. Mais, hélas ! l?avenir fut bientôt détruit, ainsi que la Société qui aurait pu lui porter des secours. Jacques alors avait épuisé toutes ses ressources. On ne voulait pas autre chose pour le faire repentir de sa fermeté. Ses fabricans triomphaient ; car la misère, disaient-ils, est plus facile à exploiter, notre fortune sera plutôt faite, que nous importe le reste.

Enfin ses antagonistes, privés de conscience, quand bien même ils savent ce que valent la bravoure et la probité, refusèrent de l?ouvrage à Jacques, et préférèrent le donner à des chefs d?atelier qui fuyaient dans les campagnes, en faisant des spéculations d?égoïsme de bas étage ; car ceux-ci, en prenant des apprentis pour chaque métier et en les exploitant comme des bêtes de somme, travaillant 18 ou 20 heures par jour, et en les nourrissant avec des denrées qui coûtent peu. Qu?importe à ces hommes, petits-seigneurs au milieu de leurs apprentis, que leur monde s?use le tempérament et meure au bout de quelques années, après des souffrances inouïes. Savez-vous ce qu?ils disent : la Savoie, le Bugey, etc., nous en fourniront d?autres, et nous ferons nos affaires quand même. Comme il est facile à prévoir que ces misérables chefs d?atelier confectionnent l?étoffe à bien meilleur marché que ceux qui voient partout leurs semblables, qui ne veulent par conséquent exploiter personne, ceux-ci sont donc privés d?ouvrage bien plus souvent qu?à leur tour, et voilà pourquoi Jacques voulait une organisation de travail, et voilà aussi pourquoi les fabricans avec lesquels il avait été en rapport le rebutaient. Enfin, voyant qu?il n?y avait plus moyen de faire honneur à ses affaires, Jacques fut contraint de retirer ses enfans de l?école pour les utiliser à quelques travaux, afin que par leur petit produit, ils pussent prolonger leur subsistance jusqu?au retour des commissions, dont les bons fabricans savent faire la part à chacun. O humanité, que vous êtes méconnue dans un temps malheureux ! Voyez donc, hommes riches, la famille du brave Jacques qui souffre la faim en grelottant au coin de son feu.

Et vous pour qui la misère est un problème dont la sourde oreille ne saurait vibrer aux lamentations d?une mère de famille souffrante, et vers qui la voix du malheur se perd comme celle du Prophète dans le désert, que ne faites-vous parfois descendre vos regards sur la brute de l?indigence, peut-être alors daigneriez-vous partager le superflu de vos fatuités en faveur de l?infortune.

(La fin à un prochain numéro.)

Notes de fin littérales:

i. On voudra bien se rappeler que le bon pasteur du village de JacquesJacques fut son instituteur. Voir le n° 13.

 

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