L'Echo de la Fabrique : 22 février 1835 - Numéro 23

NÉCROLOGIE.

JACQUARD. – suite et fin.

Comme nous l’avons fait observer dans notre dernier numéro, aujourd’hui, sur trente-deux mille métiers qu’emploient Lyon et la banlieue, la machine ingénieuse que nous devons à notre illustre compatriote, en fait mouvoir près d’un tiers.

Mais là ne se borne pas l’importance de cette invention. Le métier-Jacquard est partout aujourd’hui, s’appliquant aussi bien aux étoffes mélangées de soie et de laine ou de coton, qu’aux tissus de soie et d’or ou d’argent. Paris compte un assez grand nombre de ces machines ; elles sont installées dans la plupart de nos villes manufacturières, et les étrangers ont appris à s’en servir.

Maintenant la machine de l’ouvrier lyonnais a pris place parmi les plus puissans moteurs de l’industrie. Ce nom, [4.1]prononcé d’abord avec rage dans les ateliers, est populaire dans toute l’Europe. Mais cette gloire est venue tard ; il a fallu que Jacquard fût doué d’une persévérance égale à son génie.

Pendant vingt ans, il lutta péniblement contre l’ignorance et contre l’envie. En 1813, les nouveaux métiers n’étaient pas encore adoptés par l’industrie ; dix ans après, l’Angleterre les importait avec éclat. Cette révolution fut secondée par deux manufacturiers intelligens, MM. Dépouilly et Schirmer. L’histoire ne doit pas oublier, dans le récit de cette courageuse initiative, le mécanicien Breton, ni le fabricant Culhiat. Ces noms sont associés par la reconnaissance publique au nom de Jacquard.

Les fabricans qui les imitèrent, une fois les obstacles aplanis, arrivèrent facilement à la fortune. Ils sont devenus riches, disait un jour Jacquard, et je suis resté dans ma très-modique fortune. Je ne m’en plains pas, il me suffit d’avoir été utile à mes concitoyens. – Votre ville, lui disait un étranger de haute distinction, n’a pas été à votre égard d’une grande magnificence. Oh ! c’est bien assez, répondit-il, je n’en ai pas tant demandé, et je n’en voudrais pas davantage.

Le désintéressement de Jacquard n’était comparable qu’à la droiture de son cœur. Il obtint plusieurs brevets d’invention qu’il négligea d’exploiter. Les étrangers lui firent des offres magnifiques : il les refusa sans faste, mais avec fermeté. Peu soucieux de sa fortune, il s’engagea avec le conseil municipal de Lyon, au prix d’une pension modique, à consacrer tout son temps et ses travaux au service de la ville, et à la faire jouir de tout perfectionnement à ses précédentes inventions. En 1819, après l’exposition, il reçut la décoration de la légion d’honneur, distinction dont il était fier, mais qu’il n’avait point sollicitée !…

Sur la fin de sa vie, il s’était retiré dans une maisonnette d’Oullins, à une lieue de Lyon. C’est là que d’illustres voyageurs, des savans, des hommes d’état venaient le chercher, tout étonnés de l’existence modique d’un homme dont le nom était européen ; car ce n’est pas ainsi que les nations devraient récompenser leurs bienfaiteurs. Jacquard se trouvait heureux de cet empressement, mais il n’en concevait aucun orgueil. La gloire avait été pour lui une chose si laborieuse, elle était venue si tard et après tant d’amertumes, qu’il avait bien le droit de la prendre en pitié.

Jacquard s’est éteint, dans cette existence paisible, le 7 août 1834, à une heure du matin. Le lendemain, quelques amis, un très-petit nombre d’admirateurs, accompagnaient sa dépouille au cimetière d’ Oullins.

Le 26 août suivant, le conseil des prud’hommes de Lyon ouvrait, par le don de deux cents francs, une souscription pour élever un monument à la mémoire de Jacquard. Au 25 janvier 1835, après six mois, et malgré une immense publicité donnée au projet, la somme des souscriptions n’avait pas dépassé douze mille francs !… Douze mille francs dans cette grande manufacture qui exporte, chaque année, pour cent vingt millions de produits !

On ne dira plus, pour justifier l’égoïsme, que les grands hommes sont honorés du moins après leur mort. Mort ou vivant, Jacquard n’a trouvé dans sa patrie que la persécution, l’indifférence et l’oubli. Il a fallu que l’étranger nous enseignât son nom ; peut-être se chargera-t-il aussi de lui élever un tombeau !…i

(Revue du Lyonnais.)

Notes de fin littérales:

i. Le beau portrait en pied de JacquardJacquard Joseph, par M. BonnefondBonnefond, pour la ville de LyonLyon, a été exposé au salon de 1834.

 

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