L'Echo de la Fabrique : 22 mars 1835 - Numéro 27

AUX NÉGOCIANS ET AUX CHEFS D’ATELIER.

Plusieurs chefs d’atelier nous ont porté plainte contre quelques maisons de fabrique, qui font usage de procédés peu délicats pour accroître leurs bénéfices. Nous nous contenterons de rapporter les faits sans citer les maisons, dans la persuasion où nous sommes, que faisant par ce procédé un appel à leur bonne foi, ils se feront un scrupule de continuer un trafic frauduleux qui, s’il était mis au grand jour, pourrait jeter une défaveur marquée sur leur réputation.

Pourtant, si notre voix n’était pas entendue ou qu’on nous soupçonnât de faiblesse, et que les méfaits de ces maisons continuassent, nous prévenons que nous les signalerons comme il est de notre devoir de le faire, attendu que leur conduite est non-seulement funeste aux chefs d’atelier, mais encore porte un préjudice immense aux fabricants probes et honnêtes qui rougiraient d’employer de pareils moyens. Voici les faits.

Il y a des fabricans qui, en donnant de l’ouvrage aux chefs d’atelier, se réservent le droit de ne point recevoir de tirelles et de ne pas donner 15 grammes pour la remplacer, et ne rougissent pas de porter leur volonté arbitraire comme accord réciproque sur [2.2]les livres. Pourtant, et nous l’avons déjà fait observeri, sur chaque pièce tissée, le fabricant doit au chef d’atelier, non plus une tirelle, c’est un usage qui s’est perdu, mais 15 grammes pour la remplacer.

Il est facile à concevoir que, lorsque de tels fabricans prennent une commission par concurrence avec un négociant qui alloue les 15 grammes, ils peuvent, si la commission est forte, la livrer à bien meilleur marché que leur concurrent, attendu que ces 15 grammes par pièce leur offrent un bénéfice auquel ne peut prétendre celui qui fait de la justice la base de ses opérations commerciales. Donc par ce fait, ils attaquent non-seulement la classe ouvrière, mais encore le commerce de la soierie en général.

D’autres font encore mieux ; d’abord comme les premiers ils ne veulent pas de tirelle et ne passent pas de bonification, mais encore ils se servent d’un autre moyen bien plus scandaleux pour faire à leurs confrères la plus rude concurrence, tout en ruinant l’ouvrier. Ils ont pour habitude de livrer très-rarement au chef d’atelier une pièce au sortir de l’ourdissage, et cela par une bonne raison, c’est qu’il faut la faire passer quelques heures dans le placard préparé à cet effet. En second lieu, ils ne donnent jamais la trame le même jour que la pièce, ce n’est que le lendemain et souvent le surlendemain qu’elle est confiée au chef d’atelier, attendu que d’ici là il pense qu’il a eu le temps de remonter son métier, et que dans un moment où les façons sont si peu payées, l’ouvrier calculant sur le temps perdu la mettra de suite au dévidage, et par-là même ne saurait s’apercevoir de la perte qu’elle est susceptible de faire. Perte d’autant plus assurée, que des chefs d’atelier qui avaient toujours été en avance lorsqu’ils travaillaient pour des maisons respectables, s’aperçurent que quoiqu’ils employassent les mêmes personnes qu’ils occupaient précédemment, ils ne pouvaient jamais balancer leurs comptes, et que non-seulement ils perdaient l’intégralité de leurs déchets, mais encore étaient obligés de payer de la soie à toutes les piècesii. Ces chefs d’atelier disons-nous, préférèrent alors suspendre le travail pendant un jour et s’assurer par eux-mêmes si la soie qu’ils avaient reçue n’était pas humide. Qu’est-il résulté de cet essai ? que la soie du jour au lendemain perdit jusqu’à 45 gram. sur 1 500 gr. qui avaient été donnés pour confectionner 60 aunes ! La soie fut alors reportée au magasin, et ces MM. eurent l’impudence de dire au chef d’atelier : ce n’est pas difficile que votre soie ait perdu, vous l’avez fait sécher, comme s’il était naturel et d’usage de recevoir de la soie humide ! L’on fut pourtant obligé de déduire les 45 grammes. Eh bien ! après cela, vous pensez que le chef d’atelier a dû être en avance ? pas du tout, comme la pièce avait été pliée de suite, et que sans doute elle avait subi la même préparation que la trame, en perdant tout son déchet, le chef d’atelier était encore en solde.

Ainsi donc, très facile à ces maisons déhontées d’établir une rude concurrence aux négocians honnêtes qui ne sauraient tremper leurs mains dans un pareil cloaque de rapine et de cupidité. Libre à eux de livrer les étoffes à des prix auxquels ceux qui méritent toute notre estime ne pourraient descendre sans éprouver une perte réelle. Libre à eux aussi d’accuser la classe ouvrière, et de lui jeter un ridicule et une défaveur pour couvrir en quelque sorte l’ignominie de leur conduite.

Mais il ne suffit pas de faire connaître les abus, il faut encore y trouver un remède ; car dans un tel état de choses, des maisons comme celles-là, non-seulement s’approprient les sueurs de leurs ouvriers, mais encore portent un préjudice incalculable sur l’avenir de notre fabrique.

Nous pensons donc que le conseil des prud’hommes qui, lorsqu’un élève a des griefs contre son chef d’atelier ou ce dernier contre son apprenti, délègue un de ses membres pour s’assurer des faits par une surveillance minutieuse, pourrait bien, et par analogie, charger un ou plusieurs de ses membres de faire une visite dans les magasins de ces fabricans, lorsque les chefs d’atelier, après avoir porté leur soie au greffe du conseil, l’avoir fait reconnaître et l’y avoir laissée un temps suffisant pour s’assurer de la perte, et qu’il serait reconnu qu’effectivement la soie était humide ; par là et après une mercuriale de M. le président, si le fait se renouvelait, en livrant à la publicité le nom et la conduite de tels hommes qui ne se font point de scrupule de grossir leur fortune, au détriment du malheureux qu’ils exploitent ; les chefs d’atelier ne pourraient-ils pas être autorisés à leur retirer la main-d’œuvre, et la fabrique se verrait allégée du fardeau de toute ignominie.

Nous laissons aux fabricans et aux chefs d’atelier, à faire sur cette observation, toutes les réflexions que pourront leur suggérer leurs pertes réciproques, et la concurrence frauduleuse que de tels procédés alimentent.

Notes de fin littérales:

i. Voir le n° 6.
ii. Il est à remarquer que lorsqu’un chef d’atelier travaille pour une maison probe et que de son côté il ménage les matières, il doit toujours avoir le 1/3 de son déchet, à moins que la pièce ne soit mauvaise ou que la trame soit inférieure.

 

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