L'Echo de la Fabrique : 19 avril 1835 - Numéro 16

SUR LA BROCHURE DE M. DERRION,

Intitulée : Constitution de l’industrie et organisation pacifique du commerce et du travail ou tentative d’un fabricant de Lyon, pour terminer d’une manière définitive la tourmente sociale.i

[1.1]On nous a fait un reproche de n’avoir répondu que par des plaisanteries au système de M. Derrion, formulé dans l’Indicateur. Ce reproche est peut-être fondé, mais en vérité nous ne pouvons croire qu’il fut convenable de répondre sérieusement à une telle aberration d’esprit. Autant aurait valu, selon nous, réfuter le roi de l’intelligence humaine, etc.ii ou le naïf auteur1 du Mouvement Perpétuel, problème résolu, etc.iii – Il ne suffit pas d’avoir de bonnes intentions, d’être ou de se dire l’ami des travailleurs, il faut encore concevoir un plan raisonnable, et dont l’exécution soit possible. Mais c’est là l’écueil où viennent échouer tous les novateurs.

On ne comprend pas assez peut-être combien il y a de folie dans ce mot système, car si on le comprenait, nous doutons que des hommes qui, d’ailleurs jouissent de leurs facultés mentales, consentiraient à se proclamer champions d’un système quelconque. Plus modestes que nos antagonistes, nous ne voulons pas quitter le monde positif, quelque mauvais qu’il soit, pour entrer dans un monde idéal où dans ses visions, fruits d’une hallucination morale, à défaut d’opium, tout se range au gré du croyant.

Voici notre profession de foi. Nous croyons à la possibilité de faire progressivement des améliorations, mais nous ne croyons pas qu’il y ait pour les établir tout d’un coup de système complet, parce que pour cela il faudrait une connaissance exacte des lois qui régissent l’univers tant au physique qu’au moral, et cette connaissance n’a pas été donnée à l’homme, parce que plus encore il faudrait changer la nature humaine.

L’homme est susceptible de progrès, mais non de perfectibilité. En effet, s’il devenait parfait, il cesserait d’être homme, il serait Dieu. Jusqu’où peut aller ce progrès? nous l’ignorons ; mais nous sommes convaincus que l’humanité a long-temps à marcher avant d’atteindre la somme de progrès que la providence lui a destinée ; nous disons l’humanité, car nous ignorons également si dans sa sagesse la providence a appelé tel ou tel monde, et dans ce monde telle ou telle race, et dans cette race telle ou telle nation, à jouir des bienfaits d’une organisation sociale plus harmonique. Nous devons donc, c’est notre devoir, autant et plus que notre intérêt, quelle que soit notre position sociale, quelles que soient nos opinions, appeler le progrès par toutes les voies raisonnables ; mais il est ridicule à nous de croire l’atteindre un jour d’une manière complète, et telle qu’il n’y ait plus à aller au-delà. Les auteurs de systèmes [1.2]n’ont pas cette prudence, aussi est-on tenté de mettre par ironie à la fin de leurs savans discours ce qui termine les anciens contes dont on récréé encore nos jeunes ans : une suite de prospérités, etc. ; voilà l’erreur contre laquelle nous protestons, au risque de déplaire à quelques-uns ; cette erreur est d’autant plus grave que ses conséquences morales en sont bien désastreuses. Les hommes simples sont faciles à être impressionnés, et lorsque leurs illusions cessent forcément, ce qui arrive toujours trop tôt pour eux, mais trop tard pour l’émancipation de la raison humaine, ils ne veulent plus croire au progrès, le découragement et l’égoïsme les saisissent. […]

Nous en étions là lorsque nous avons eu connaissance de l’arrêt de la cour de Lyon, qui a condamné le gérant de l’Indicateur pour avoir ouvert les colonnes de ce journal à cette question de réforme commerciale. Obligé de se soumettre, le gérant à déclaré dans son dernier numéro qu’il renonçait à toute discussion de ce genre ; dès-lors il ne serait pas généreux de notre part d’attaquer un adversaire, mis dans l’impuissance de se défendre. Nous abandonnerons donc aussi cette polémique jusqu’à ce que les armes puissent être égales entre nous. Nous terminerons seulement par inviter les ouvriers à se tenir en garde contre un système qui se ressent des circonstances qui ont présidé à sa naissance et à son achèvementiv, et d’être bien convaincus que toute amélioration qui change immédiatement l’ordre social est absurde en théorie, impossible en pratique. Heureusement pour les souscripteurs que l’engagement a été pris par M. Derrion, qui est un homme d’honneur (nous n’en doutons pas) de leur rendre le montant de la souscription dans les trois premiers mois de l’année 1837, si l’exécution du système n’a pu avoir lieu. Ils n’auront perdu que les intérêts. Nous les renvoyons au surplus à la lettre de M. Gauthier, insérée dans le dernier numéro.

[2.1]Nous ne sommes pas seuls à nous élever, dans l’intérêt bien compris des travailleurs et du progrès social, contre ces prétendues réformes nées dans quelques cerveaux malades et qu’adoptent avec confiance des hommes séduits par le charlatanisme naturel aux novateurs. Peut-être serions-nous moins sévères si le résultat de ces tentatives insensées n’était pas de rendre à peu près impossibles les véritables améliorations.

La tribune, dont on ne suspectera ni le patriotisme ni le talent, nous vient en aide et s’exprime ainsi au sujet d’un ouvrage publié par une Mme C… sous le titre ambitieux de nouveau contrat social ou place à la femme2.

« Toute manifestation hardie nous paraît inopportune en ce temps : notre conviction est qu’il est utile d’attendre les résultats des principes qui germent dans les cœurs… Nous ne craignons pas de dire hautement avec notre franchise républicaine, qu’espérer changer le monde d’un seul coup est une pensée qui ne peut appartenir qu’à un cerveau égaré. Nous terminerons en remarquant que rien, dans l’histoire des changements sociaux, ne se présente à nous d’une manière brusque et instantanée ; tout au contraire marche à pas très lents mais positifs ; tout dis-je s’est transformé partiellement, progressivement et ces changements avaient existé, dans les esprits bien long-temps avant de passer dans les faits. La grande erreur de Mme C… a donc été de publier un système au lieu d’ajouter seulement une idée à celles qui sont en circulation et qui travaillent à amener les améliorations de l’avenir. » Adèle miguet.

Que dirait donc la Tribune si elle avait connaissance de la boutique d’épiceries de M. Derrion devant commencer la réforme commerciale? elle ne lui ferait peut-être pas même l’honneur d’appeler cela un système.

Notes de base de page numériques:

1 Référence ici à Jean-Célestin Jannin, et à sa brochure : Problème résolu : mouvement perpétuel par dissertation et avec plan, publié à l’imprimerie Perret en 1835.
2 E. A. Casaubon, Le nouveau contrat social ou Place à la femme, ouvrage publié à Paris en 1834.

Notes de fin littérales:

i. Nous ne savons par quelle loi morale, mais infaillible, on doit être certain que tout ouvrage dont le titre est long et pompeux, est mauvais. On peut faire cette vérification comme nous.
ii. M. monfrayMonfray a publié en 1833 un opuscule sous ce titre : Prophéties, ordonnances, proclamations et discours du roi de l’intelligence humaineProphéties, ordonnances, proclamations et discours du roi de l’intelligence humaine. Il y a de la verve, des morceaux bien écrits, mais tout cela est absurde.
iii. Il est impossible de lire deux pages de cet opuscule (imprimé chez Dlle PerretPerret demoiselle, LyonLyon, 1835, 52 pages in-8). Le style est en rapport avec le sujet. L’auteur propose une souscription pour faire connaître son projet, et demande à y prélever la modeste somme de cent mille francs, sans quitter prétention. – Le véritable génie est plus désintéressé.
iv. M. DerrionDerrion Marc raconte qu’il s’est occupé de rédiger son projet chaque soir, pendant quelques heures prises sur son sommeil, et qu’il l’a achevé au bruit de la fusillade, pendant les journées d’avrilavril 1834.

 

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