L'Echo de la Fabrique : 31 mai 1835 - Numéro 23

QUESTION DE PROCÉDURE,

Du délai, dans lequel l’opposition aux jugements par défaut du Conseil des Prud’hommes doit être formée.

Il est un axiome au Palais, qui dit que la forme emporte le fond. Au premier aspect, cela paraît injuste, mais on cesse de le trouver tel, lorsqu’on réfléchit qu’un corps spécial a été institué pour représenter les parties et vivre de leurs débats. Ce corps connu anciennement sous le nom de Procureurs et aujourd’hui sous celui d’Avoués, s’acquitte merveilleusement de son emploi. Il est esclave de la forme, servate formam est sa devise, il est aussi vrai que le peuple a flétri sous le nom de chicane, la partie la plus minutieuse de ce que les Procureurs et les Avoués appellent procédure. Cédant à de fâcheuses préoccupations, le législateur a bien souvent donné, par le texte même de ses décrets, lieu à la chicane de s’élever contre la justice, et il a couronné cette anomalie sociale, en promulguant un code de procédure. C’est à propos de ce code que J. B. Selves 1, le plus grand antagoniste du barreau, a dit qu’il ne savait pas s’il avait été fait pour les avoués, où si les avoués avaient été créés pour lui. Toute réforme judiciaire devra commencer par la réforme de la procédure. Notre intention étant de traiter ailleurs et plus amplement cette question, nous n’en dirons pas davantage ici, et même nous avouerons que dans l’état actuel des choses, les règles de la procédure sont un frein, quelquefois nécessaire.

En admettant la procédure telle qu’elle est prescrite par les diverses lois qui se sont occupées de la régler, on conviendra néanmoins avec nous, qu’il est juste de la restreindre, dans les bornes les plus étroites possibles, et ce par suite de la maxime odiosa restringenda, les choses odieuses doivent être restreintes ; car il est évidemment odieux de faire prévaloir la forme sur le fond, la procédure sur le droit. Ainsi, là comme ailleurs, le juge est appelé à amender par sa sagesse le vice de la loi. Certes, ce n’est pas la révolte, contre la loi que nous lui demandons, mais la sagesse pour faire concourir la loi avec l’équité.

Les réflexions que nous venons d’émettre sont nées à la suite de l’examen de la simple question de procédure, qui sert de titre à cet article, et que l’affaire Fournel contre Roque a fait surgir, et sur laquelle nous avons dit quelques mots dans notre avant-dernier numéro. On trouvera peut-être que nous avons pris notre sujet de bien haut, et que les prolégomènes ne sont pas en rapport avec la thèse à soutenir. A notre avis, on aurait tort, il faut toujours remonter à la source du droit, la discussion est ensuite plus facile ; les principes [1.2]posés produisent des conséquences qui germent et fructifient plus tard ; d’ailleurs, cette question s’élève aujourd’hui pour la première fois, elle ne peut être débattue à l’audience, tant que la libre défense sera arbitrairement repoussée ; la presse populaire peut seule lui donner asile et suppléer ainsi au mutisme des débats publics. Cette question s’agite devant un tribunal qui n’a pas d’officiers publics institués pour la procédure. En effet, il est bien juste d’établir une différence entre des parties se défendant elles-mêmes, et d’autres parties se défendant par Procureurs. Aux premières, on doit laisser libre l’avenue du temple de la justice ; elles n’ont point de guide pour y pénétrer ; aux autres on peut, avec moins d’inconvénients, prescrire certaines règles : pour elles la chicane peut obstruer l’entrée du temple sacré ; cette épouse de Mammon a des prêtres qui lui rendent un culte journalier.

On a dit : Nul n’est censé ignorer la loi ; c’est là un de ces proverbes admis sans trop d’examen, comme des vérités fondamentales, mais dont le bon sens fait justice toutes les fois qu’ils sont soumis au creuset de l’analyse. Oui, nul n’ignore la loi, mais de quelle loi parle-t-on ? de la loi naturelle ! nous sommes d’accord ; de la loi civile ! c’est différent ; il faudrait d’abord que les jurisconsultes s’entendissent entr’eux sur les divers sens qu’elle présente. Peut-on exiger des simples citoyens la connaissance d’une loi sur laquelle les hommes les plus instruits disputent chaque jour, et que d’autres hommes instruits appliquent en sens contraire. De la loi de procédure ! mais en vérité, nous avons de la répugnance à accorder ensemble ces deux mots ; réglement de procédure serait plus rationnel ; mais un réglement n’est obligatoire que lorsqu’il a été affiché, et le code de procédure ne l’a pas été. Un réglement ne donne lieu pour ceux qui l’enfreignent, qu’à de simples peines municipales, et ici, on voudrait que la peine fut la privation même du droit. C’est monstrueux ; continuons :

Une contestation s’élève entre deux individus ; le plus diligent saisit les tribunaux, la partie adverse oublie de se rendre ou en est empêchée par une cause quelconque. Le juge prononce défaut. La partie qui en a obtenu le profit poursuit l’exécution. Cependant, celle condamnée peut réclamer le bénéfice d’un débat contradictoire. Ici se présente la procédure avec ses dispositions hétérogènes et contradictoires.

Les jugemens des tribunaux civils et de commerce rendus par défaut, doivent être exécutés dans les six mois de leur obtention, et ils peuvent être frappés d’opposition tant que l’exécution n’est pas parachevée ; ces dispositions sont justes. Les jugemens des justices de paix et des conseils de prud’homme ne sont soumis à aucune péremption ; leur effet dure trente ans, et comme si ce n’était pas assez de cette prérogative accordée aux demandeurs devant ces tribunaux spéciaux ; prérogative dont on ne comprend pas le motif, les défendeurs sont assujettis à former opposition dans les trois jours de la signification du jugement. Nous avons dit que les dispositions qui s’appliquaient aux jugemens des [2.1]des tribunaux civils et de commerce, étaient justes ; mais alors, comment celles qui s’appliquent aux tribunaux de paix et de prud’hommes seraient-elles également justes ? Il y a entr’elles antinomie complète. Le pour et le contre sont-ils également vrais ? Si le législateur a eu raison dans un cas, il a eu tort dans l’autre. Quelles objections sérieuses pourrait-on faire, il nous faut les attendre. Nous ne pouvons en vérité évoquer des chimères pour avoir le plaisir de les combattre.

Ainsi, par le rapprochement que nous venons de faire, nous croyons avoir établi moralement le vice de la disposition de procédure qui nous occupe. Mais nous n’hésitons pas à le reconnaître, si la loi existe, elle doit être appliquée dura lex, sed lex. – Heureusement et comme par un remord de conscience, le législateur a mis le remède à côté du mal, et après avoir prescrit contre la justice, une fin de non recevoir, que nous qualifions d’impie, il a laissé le soin au juge de ne pas appliquer cette fin de non recevoir : ainsi, la justice dépendra du bon plaisir, le défendeur mal à propos condamné n’invoquera plus la loi, mais sollicitera ses juges ; il leur demandera à titre de grâce ce que l’équité et le droit naturel lui donnaient pouvoir d’exiger ; il tiendra de leur bonne volonté ce qu’il eut été préférable pour la société qu’il tint de leur justice. Eh bien soit ! Que la sagesse du juge vienne amender le vice de la loi.

La partie condamnée par défaut et qui n’a pas formé opposition dans les trois jours de la signification du jugement, peut être relevée de la rigueur du délai, en justifiant qu’à raison d’absence ou de maladie grave, elle n’a pu être instruite de la contestation. Toute latitude est donc laissée aux tribunaux de paix et de prud’hommes. Toutes les fois qu’il leur apparaîtra par les motifs de l’opposition, qu’elle est fondée, ils l’admettront. Voudraient-ils faire prévaloir un jugement injuste rendu sur un faux exposé, contre la vérité, se faisant jour ? Ne serait-ce pas leur faire injure que de le penser ? Ce qui n’est que facultatif de leur part, devient un devoir impérieux, surtout si par l’absence de motifs, comme dans l’affaire qui nous a donné sujet d’examiner cette question, ils n’ont fait que sanctionner aveuglément les prétentions insolites du demandeur. Ils répareront leur erreur, et lorsque eux-mêmes ont enfreint la loi qui ordonne aux juges de motiver leurs sentences, n’auront-ils pas pour leurs justiciables la même indulgence dont ils ont besoin pour eux. L’absence de motifs est un fait grave. Les motifs d’un jugement, avons-nous déjà dit, sont les témoins que l’ouvrier terrassier laisse pour qu’on puisse cuber ses travaux. – Ainsi une ignorance de droit bien pardonnable puisqu’un magistrat éclairé (v. n° 20, note au bas du conseil des prud’hommes) l’a partagée, une négligence si l’on veut punissable, comme toute contravention doit l’être, ne sera jamais une fin de non-recevoir insurmontable. Cette fin de non-recevoir quoique fondée sur un texte légal, s’appellerait toujours un déni de justice dans le langage des légistes, une misérable chicane dans le langage plus grossier, mais plus expressif du peuple. Nous sommes donc fondés à croire que le conseil admettra l’opposition de Fournel et en agira ainsi toutes les fois qu’il lui faudra opter entre la justice et la procédure, avec d’autant plus de raison que la procédure est pour lui une superfétation et qu’il n’existe aucuns fonctionnaires, soit pour la diriger, soit pour en prendre la responsabilité.

En terminant cet article nous, apprenons que l’affaire Fournel contre Roque a été réglée. Nous sommes fondés à croire que la publicité que nous y avons donnée n’a pas été étrangère à ce résultat.

Notes de base de page numériques:

1 Référence ici au jurisconsulte et magistrat Jean-Baptiste Selves (1757-1823).

 

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