L'Echo de la Fabrique : 5 juillet 1835 - Numéro 42

De la situation des chefs d’atelier de la fabrique.

Au moment où la fabrique est prospère, où l’activité est générale, où le commerce, en ouvrant ses trésors, fait entrevoir un plus doux avenir ; pourquoi faut-il que d’aussi flatteuses espérances ne soient pour le chef d’atelier qu’une ombre, une illusion, un rêve que le réveil dissipe ? pourquoi faut-il qu’il ne trouve pour l’ordinaire dans cette amélioration d’affaires, que la cause peut-être de sa ruine, et que l’ambroisie qui lui est présentée se change en un poison lent qui le consume ? C’est ce que nous nous attacherons à démontrer dans cet article.

Le chef d’atelier, par sa position, se trouve toujours comme placé entre deux écueils, dont il est presque impossible qu’il évite la profondeur : le négociant et l’ouvrier. Le premier, parfois, tire avantage de sa misère ; le second, parfois aussi, lorsqu’un temps plus prospère lui permettrait de récupérer ses pertes, se trouve l’artisan de sa ruine ; ainsi dans les deux cas il n’est qu’un holocauste destiné à être consumé au profit de l’un des deux. En effet, supposons la fabrique paralysée, et les affaires dans une stagnation accablante ; que devient le chef d’atelier ? Sa position est des plus précaires, ce n’est qu’après bien des courses, des supplications même, qu’il parvient à remonter ses métiers, encore s’il se décide à faire des frais souvent plus conséquent que la façon qu’il a lieu d’espérer, ce n’est que pour conserver des ouvriers sur lesquels il fonde son espoir pour l’avenir, et pouvoir ensuite récupérer ses pertes. Ainsi s’écoule le temps du chômage, ainsi viennent s’engloutir dans ce gouffre (les frais de montage) les économies qu’il avait pu faire. Si du moins ses espérances n’étaient pas déchues, si dans un temps plus prospère les sacrifices qu’il s’impose le dédommageaient de ses privations antérieures ; et si ceux pour lesquels il n’a pas craint de se mettre à la gêne contribuaient par reconnaissance au recouvrement du dommage qu’il a éprouvé ; [1.2]mais le plus souvent il en est autrement, et il a la douleur d’être payé de la plus noire ingratitude.

L’étranger quitte-t-il sa patrie pour faire acquisition de nos produits ? à peine a-t-il foulé le sol de notre cité industrielle, que c’est à qui rivalisera pour mériter une préférence, chacun jalouse l’avantage de le satisfaire et l’activité se déploie de toute part. Enfin les échantillons sont goûtés, de fortes commandes succèdent, de nombreux achats sont effectués, et tout fait présager une saison des plus avantageuses. Dans cette hypothèse, bien des personnes étrangères à la fabrique pensent que le maître tisseur jouit sur-le-champ de cette amélioration momentanée ; pour détruire leur erreur, il suffit de mettre sous leurs yeux les causes qui souvent empêchent les chefs d’atelier de participer au bénéfice que leur présente l’avantage d’une hausse de fabrique.

En effet, le plus souvent la soierie ne sort de sa léthargie qu’à l’aide des nouveautés dont la ville de Lyon a conservé le monopole, de là des montages de métiers, des frais d’ustensiles, et par-dessus tout, des sacrifices immenses de temps, qu’une suite d’occupation pourrait seule nous faire retrouver, en supposant qu’on ait pu supporter et ces dépenses et cette perte de temps : mais c’est pour l’ordinaire ce qui n’arrive pas. Car le plus souvent, les ouvriers qui dans la baisse étaient en surabondance deviennent très rares ; tel pour qui le maître avait eu des égards ne consent à rester que dans l’espoir d’un bénéfice qu’il lui promet, ou sous la condition qu’il renouvellera des frais qui ne sont point encore recouvrés pour lui monter un article dont il a entendu parler et qui lui paraît devoir être plus avantageux. Tel autre, parce qu’il voit qu’il est indispensable dans un atelier et qu’il est moralement impossible de le remplacer dans un moment de disette d’ouvriers, tend à l’arbitraire ; d’autres, ne se mettant point en peine des frais qui ont été faits pour monter le métier, se contentent de faire des trois quarts de journées, parce que cela suffit à leurs dépenses, sans s’inquiéter si le négociant qui attend pour livrer sa commission s’accommodera du retard volontaire qu’on le force à subir, et si le chef d’atelier ne se trouvera pas quelque fois, par leur négligence, frustré du bénéfice qu’il avait lieu d’espérer eu égard aux frais qu’il s’était imposés. Un chef de famille ne saurait se contenter de tels procédés, parce que sa charge étant beaucoup plus forte que celle d’un ouvrier qui le défrayera, si ce chef d’atelier, par la faute d’un ouvrier, est privé de la continuité de l’ouvrage qui lui avait été promis, comment pourra-t-il renouveler ses frais lorsque les goûts changeront, et qu’il lui faudra remonter ses métiers ? Que les ouvriers ne perdent pas de [2.1]vue qu’ils sont appelés à succéder un jour à celui chez lequel ils travaillent, que les mauvaises coutumes qu’ils propagent dans la fabrique tourneront à leur désavantage, et qu’à leur tour ils seront payés de la même monnaie qu’ils s’efforcent de mettre en circulation.

Si certains ouvriers persistent dans leur conduite, sous peu Lyon sera dans la même nécessité que les villes de l’étranger : les maîtres, à force de perdre, arriveront au point d’être dans l’impossibilité de supporter aucuns frais ; alors s’élèveront de grandes fabriques, alors il faudra vieillir avec la triste perspective de traîner dans les ateliers sa femme et ses enfans, et pour ne s’être pas prêtés les uns et les autres un secours mutuel, il faudra supporter les disgrâces et la gêne attachées à ces grands établissemens. Un grand nombre de métiers sont montés, il ne tient qu’à nous d’en déterminer le nombre en faisant que ceux qui fonctionnent rendent ce qu’ils doivent rendre. Qu’une émulation s’engage ; oublions parfois le présent pour porter nos regards dans l’avenir, et nous serons convaincus que si le moment absorbe notre gain par notre faute, les vicissitudes nous attendent lorsque viendra un temps moins prospère.

Nous savons qu’il est des ouvriers dont les maîtres n’ont qu’à se louer ; ce n’est pas pour eux que nous avons écrit ces lignes. Qu’ils continuent à bien mériter de la société, et que leur exemple, joint aux avis que nous nous sommes permis de donner, contribuent à faire rentrer en eux-mêmes ceux que la jeunesse égare ; qu’une bonne harmonie règne dans tous les ateliers ; qu’une sympathie douce, aimable, fasse de tous les travailleurs autant de frères qui concourent au bonheur commun ; et notre cité florissante verra reparaître son antique prospérité, et l’abondance attachera de nouveau une fleur à sa couronne.

 

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