L'Echo de la Fabrique : 18 mars 1832 - Numéro 21

LE RETOUR DE REPENTIR.1

Honni soit qui mal y pense.

Comme je l?ai dit, les bruyans éclats de rire provoqués par l?approche des écrivains de la bonne presse, parés de la dépouille d?un aigle de Crémieux ; et la maudite pie qui répétait si bien : Courrier de Lyon ! m?avait réveillé en sursaut. Mais bercé par les douces illusions de ce rêve, ma paupière appesantie se fermait de temps en temps, et enfin, un profond sommeil s?empara de nouveau de mes sens.

Mon ame était pleine de ce que j?avais cru voir en réalité, et de nouvelles illusions s?offrirent à moi, mais sous un aspect différent ; c?était le retour du Repentir. Le nombre des voyageurs, vers la plaine sacrée, avait dû être nombreux, car une foule d?hommes de tous les rangs arrivait à la file, mais avec un ordre parfait. A Sain-Font, chacun avait choisi, pour rentrer au foyer domestique, un voyageur dont le costume et les m?urs pussent établir une douce sympathie. Cet amalgame montrait pleinement quels étaient les personnages. J?en reconnus beaucoup que je ne nommerai point ; j?en vis même, non sans surprise, quelques-uns chamarrés de rubans?

Il en est jusqu?à trois que je pourrai citer.

Le premier voyageur qui ouvrait la marche, était le pauvre prolétaire ; on aurait dit qu?il avait un air plus radieux, sa marche était ferme, et son front calme annonçait l?homme de bien. Il s?était réuni à deux vieux [2.2]soldats couverts des haillons de grenadiers d?une garde immortelle. Ils avaient été à la plaine du Repentir, non pas en regrettant leur sang versé autrefois pour la patrie, mais parce qu?après les immortelles journées de juillet auxquelles ils avaient participé, leur courage avait servi à l?élévation d?un homme autrefois populaire, et qui aujourd?hui député, les traite en prolétaires, et les délaisse pour parler en faveur des chanoines.

Après ces trois prolétaires, suivaient les signataires du tarif. Ces braves gens étaient lestes, et la joie brillait dans leurs regards : on eût dit qu?au retour de la plaine une nouvelle vie les animait : plus de ciseaux pour rogner les livres de compte, et pour marquer jusqu?à quel point ils comprenaient l?égalité ; chaque fabricant avait un ouvrier sous le bras. Les deux premiers qui ouvraient la marche, portaient chacun un guidon sur lequel on lisait : Oubli du passé. Plus de cages. Augmentation proportionnelle aux commissions. Et les spectateurs d?applaudir et de crier BRAVO ! BRAVO !

Après vinrent les cent huit ; ils avaient fait un auto-dafé d?un mémoire fameux dont le style était si pur, qu?on l?aurait cru écrit par un Iroquois, et les balances que portait l?homme boiteux, étaient entre les mains d?un prolétaire qui les tenait d?aplomb. La physionomie de quelques-uns dénotait peu le repentir, mais la plus grande partie, réunis à des ouvriers, leur frappaient dans la main en leur disant : nous sommes égaux ! entre l?ouvrier et le fabricant point de juste milieu ! désormais vous vivrez en travaillant ; les délassemens que vous prendrez ne seront point des besoins factices. Et les prolétaires de répondre : ainsi soit-il.

Ici arriva le rêveur, plus connu sous le titre de brillant orateur. L?homme qui, sous le costume de la vérité, l?avait entraîné vers le Repentir, lassé de son obstination, s?était joint aux cent huit, et le député avait accosté, à Sain-Font, un chanoine frais et vermeil qui avait fait le voyage, parce qu?ayant prêté certain serment après juillet, ses idées anciennes étaient revenues ; il avait cru devoir se repentir, parce qu?un chanoine doit toujours regretter un Roi qui disait la messe, pour qui le peuple n?était rien, mais les moines beaucoup. Le rêveur lui disait, en lui serrant affectueusement la main : J?ai défendu vos traitemens à la tribune, car c?est juste que des hommes comme vous vivent dans l?aisance ; mais les prolétaires, les travailleurs, ils sont trop heureux de gagner de vingt-huit à trente-deux sous. Le rêveur allait poursuivre, quand une bordée de coups de sifflets l?interrompit ; et il se mit à crier : voilà une conspiration contre la propriété.

Enfin, je vis arriver les écrivains du journal de la bonne presse. Les plumes de leurs chapeaux étaient remplacées par des tournesol. Une immense girouette était portée par l?un d?eux, et sur un fond blanc, on y lisait en grosses lettres rouges :

Sous nos heureuses mains, le cuivre devient or.

Le groupe était entouré de personnages en habits de Pierrots, à la mine réjouie, au ventre rebondi, qui, pleins de leur sujet, chantaient en ch?ur ce refrain de Béranger :

Paillasse, mon ami,
N?saute pas à demi,
Saute pour tout le monde.2

Ici je fus encore réveillé, non pas en sursaut, mais avec cette douceur qu?on éprouve lorsque de tant douces illusions vous quittent. Je me mis à sourire en me disant : on se fâchera ; ce n?est pourtant qu?un rêve. Eh bien ! honni soit qui mal y pense !3

Notes de base de page numériques:

1 L?auteur de ce texte est Antoine Vidal d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 Il s?agit de la chanson « Paillasse » composée par Béranger en 1816. Voilà la strophe complète :
« J?suis né paillasse, et mon papa,
Pour m?lancer sur la place,
D?un coup d?pied queuqu?part m?attrapa
Et m?dit saute paillasse !
T?as l?jarret dispos,
Quoiq?t?ay l?ventre gros
Et la fac?rubiconde
N?saut?point-z à demi
Paillass?mon ami
Saute pour tout le monde !
Pierre-Jean de Béranger, Chansons 1815-1829, tome II, Paris, Perrotin, 1829.
3 Mot célèbre prononcé par Edouard III (1312-1377) en 1347.

 

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