L'Echo de la Fabrique : 1 avril 1832 - Numéro 23

ABUS1

du laçage des cartons.  

Dans les nombreux abus qui pullulent dans l'organisation de notre fabrique, et dont les chefs d'ateliers sont victimes, étant trop pacifiques et trop faibles pour réclamer leurs droits les mieux acquis et les plus justes, on peut placer le laçage des cartons.

En effet, est-il juste et raisonnable que le négociant, auquel le dessin en cartons appartient, qui le fait lire à ses frais, fournit les cartons, et dont l'intérêt, bien entendu, est d'en conserver la propriété exclusive, fasse payer l'enlaçage à l'ouvrier ? Nous ne concevons pas, disons-nous, comment le chef d'atelier peut être tenu d'en payer les frais, l'entretien, le raccommodage et souvent même le faire enlacer de nouveau, lorsque le premier laçage est usé. Un semblable abus qui s'est introduit et enraciné dans quelques maisons de commerce, par lequel le chef d'atelier est ainsi devenu leur valet, corvéable et contribuable à merci, en faisant leurs commissions, et payant de son argent la confection et l'entretien des cartons, propriété du négociant, est préjudiciable, non-seulement à tous deux, mais encore à notre fabrique en général, et nous le prouverons plus bas.

Le laçage des cartons est un frais considérable pour les ouvriers, qui s'élève pour chaque dessin, suivant la grandeur et le nombre des cartons, depuis la somme de 50 c. jusqu'à celle de 30 francs. Ensuite, il y a injustice criante à faire supporter la dépense du laçage au chef d'atelier, la répartition de cette charge étant tout-à-fait inégale, puisqu'il arrive souvent qu'un maître-ouvrier est obligé de payer le laçage d'un dessin toutes les pièces, de l'essayer et de le corriger ; tandis que d'autres exploitent ensuite ce même dessin encore en état après le premier qui en a fait les frais et corrigé les erreurs. Ainsi l'un dépensera une somme de 100 fr. par an pour le laçage des cartons, et l'autre qui n'aura dépensé que 10 fr., aura eu l'avantage de recevoir des cartons tout corrigés et tout lacés, ce qui lui aura encore donné la [3.1]facilité de tisser plus d'étoffes. L'un aura donc gagné sa dépense et fait ses petites affaires, tandis que l'autre, qui aura été accablé de frais et de fatigues, soit pour aller chercher et attendre ses cartons chez le liseur et le laceur, soit par les corrections qu'il aura été forcé de faire, se trouvera accablé de dettes et de misères. Suite inévitable d'un état dont les usages introduits depuis peu sont d'une criante injustice, et en dehors de toutes bases et réglemens raisonnables.

Mais nous pouvons citer plus encore, car nous tenons de bonne source les faits suivans :

Des négocians qui avaient monté de grands ateliers pour y tisser leurs étoffes, et qui néanmoins donnaient de l'ouvrage à des maîtres-ouvriers, faisaient supporter tous les frais de laçage de leurs nouveaux dessins à ces derniers, et ensuite avaient soin de les leur retirer, sous le prétexte que ces dessins n'étaient pas goûtés, pour les faire travailler dans leurs propres ateliers. D'autres négocians, après avoir fait supporter à un maître-ouvrier des frais de laçage considérables, leur retirent le dessin sous divers prétextes, pour le remettre à un autre, auquel ils font payer la valeur du laçage, lui disant qu'ils l'ont déboursé, et ont, par cette supercherie, le double avantage de retirer le montant d'un laçage qu'ils devraient débourser, trompant ainsi facilement et d'une manière que nous ne savons comment qualifier, les ouvriers que la misère met à leur discrétion. D'ailleurs, la jurisprudence du conseil est muette à ce sujet comme sur tant d'autres.

Nous venons de prouver l'injustice de l'usage introduit par quelques négocians, de mettre les frais de laçage à la charge des chefs d'ateliers ; mais, comme il est dans l?ordre des choses que les abus en enfantent d'autres, nous prouverons maintenant que cette funeste habitude a aussi causé des pertes à quelques négocians, et à la fabrique de Lyon en général. En effet, ne craint-on pas que lorsqu'un ouvrier aura fait de fortes dépenses pour le laçage, dont il se trouve embarrassé, et par besoin d'argent, il soit tenté d'en vendre à son profit, puisqu'il est réellement, par le fait du laçage, propriétaire d'une partie de ces cartons ? C'est ce qui a pu arriver au préjudice du négociant, qui a pu être forcé plus tard de faire repiquer et même lire des dessins ainsi égarés. Mais que dirons-nous de ces brocanteurs secrets, qui, en correspondance avec l'intérieur, et même avec l'étranger, ont fait passer à des négocians de Nîmes et de Turin des échantillons de dessins nouveaux, avec les cartons prêts à travailler, colportant ainsi à bon compte les nouveautés, fruit des veilles de nos dessinateurs ?

C'est pour mettre fin à de pareils abus, qui finiraient par ruiner notre fabrique, que nous engageons les chefs d'ateliers à n'accepter que des dessins lacés, et à les rendre à leurs négocians, à qui alors ils appartiendront de droit ; de même, nous engageons les négocians à ne fournir que des dessins lacés, à les réparer et les faire enlacer de nouveau, lorsque le besoin sera, par la même raison qu'un fabricant d'uni qui fournit un remisse ou un peigne à un maître, le fournit en état et paye les réparations de l'un et de l'autre harnais. Ce qui est juste pour l'un doit l'être pour l'autre. Alors, le négociant étant réellement le propriétaire des cartons, nous l'engageons, tant dans son intérêt que dans l'intérêt général, à les retirer et à les briser lorsqu'ils les vendent. De cette manière, on éviterait les scandaleux abus que nous venons de citer.

Nous espérons que le nouveau conseil qui va être nommé, et sur lequel on fonde de grandes espérances, fera, par sa jurisprudence, des réglemens en rapport avec les besoins de notre industrieuse cité, et mettra [3.2]fin à ces nombreux et injustes abus, en se rappelant qu'il y a dix ans les prix de façons étaient au double de ce qu'ils sont aujourd'hui, et que tous ces abus n'existaient pas.

Notes de base de page numériques:

1 L?auteur de ce texte est Joachim Falconnet d?après la Table de L?Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique