L'Echo de la Fabrique : 8 avril 1832 - Numéro 24

les cages et le choléra.1   

Le choléra est un fléau ; Dieu nous garde de nous rire de lui, surtout lorsqu’il est notre proche voisin. Cependant nous ne conseillons pas à nos lecteurs de s’en effrayer, et si les riches font leurs paquets, si l’émigration est résolue de la part des financiers ; que les industriels vaquent à leurs travaux avec calme ; le fléau ne reconnaît point d’innégalité ; il frappera aussi bien le riche dans sa fuite que le pauvre au seuil de sa demeure.

Nous devons à notre tour calmer l’inquiétude de la classe qui nous intéresse ; les feuilles publiques, en général, donnent le choléra comme n’attaquant que les classes pauvres, nous pouvons prouver le contraire ; en Pologne, en Russie, des grands de la cour, des ducs, des barons en sont morts, et le vainqueur des Balkans, celui qui devait faire avec ses Cosaques une promenade militaire jusqu’à Paris, a succombé frappé par le choléra dans cette Pologne qu’il n’avait pu vaincre.

Le choléra a, dit-on, déjà amené des améliorations parmi nous, et comme dit le proverbe, à quelque chose malheur est bon. Aussi plusieurs négocians ont fait élargir les cages de leurs magasins ; d’autres les ont rendues plus saines par des courans d’air, on en cite même qui ont placé, dans ces lieux autrefois insalubres, des vases de chlorure de chaux. Vous voyez pourtant ce que c’est que l’empire de la peur ! philosophes, ventez la morale, c’est bien sans doute ; hommes compatissans, ventez la philantropie, c’est encore bien, mais tout cela n’est rien en comparaison de la peur…

La morale, la philantropie réclamaient depuis long-temps ces améliorations, il n’en était rien. Le choléra paraît en France, et voilà que la peur fait plus que les [6.2]réclamations faites par des milliers d’ouvriers, voir même les critiques sévères des journalistes.

Mais surpris de ce changement subit, chacun se dit, est-ce pour les ouvriers qu’il a eu lieu, afin de les préserver du fléau, ou, est-ce de peur que ces ouvriers, la plupart indigens, n’apportent l’épidémie à messieurs du magasin ? je ne sais, mais cette dernière version est la plus accréditée. N’importe, nous félicitons ceux qui, par mesure sanitaire, ont aéré leurs cages ou les ont fait élargir. Nous pensons que si le fléau nous visite, ce que certes nous ne souhaitons pas, on les fera disparaître tout-à-fait, et peut-être par pudeur on n’osera pas les rétablir. Les ouvriers dont les réclamations contre ce genre de prisons avaient été infructueuses, se rappelleront du passage du choléra, et répèteront avec nous : à quelque chose malheur est bon.

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur de ce texte est Antoine Vidal d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832). Parti de Calcutta en 1817 une épidémie de choléra s’était répandue rapidement. Elle toucha Moscou en 1830 et atteignit la France au début de 1832. Ce fléau balaya toutes les prévisions : les médecins appuyés encore pour la plupart sur la pensée hippocratique estimaient que, pour des raisons de constitution organique du Royaume (climat, géopolitique, hygiène publique), l’épidémie ne pouvait toucher la France. L’épidémie fit au contraire de très nombreuses victimes à Paris et en province et révéla les dimensions historiques et sociales de la maladie. Les enquêtes épidémiologiques et l’étude des populations révélèrent les liens entre mortalité, densité de population, misère ouvrière et localisation des centres industriels et des manufactures. La dimension sociale de la maladie fut également accusée par les paniques dues aux rumeurs d’empoisonnement que relayaient les ouvriers. Pour ces derniers le fléau était perçu comme l’instrument d’un règlement de compte social et politique dont usaient les gouvernants pour se débarrasser des vrais vainqueurs de Juillet. L’épidémie de choléra de 1832 aboutit à de profonds bouleversements dans les domaines de l’hygiène publique, de l’organisation des hôpitaux et de la pensée médicale. Voir ici F. Delaporte, « Choléra » in : D. Lecourt (dir.), Dictionnaire de la pensée médicale, Paris, Puf, 2004, p. 243-249. Egalement, J. Léonard, La médecine entre les savoirs et les pouvoirs, Paris, Aubier, 1981.

 

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