L'Echo de la Fabrique : 6 mai 1832 - Numéro 28

MICROMEGAS.1

Errant de planète en planète, Micromegas se ressouvint de ce petit globule que nous avons la vanité d’appeler terre. Il voulut revoir ces petits atomes intelligens qui, étant imperceptibles à sa vue, avaient jadis raisonné avec lui philosophie et métaphysique aussi bien qu’un habitant d’un monde céleste. Il voulait faire un nouveau commentaire sur ces petits êtres surnaturels, auxquels il avait refusé un moment la pensée en les comparant à ces insectes que nous voyons se mouvoir au fond d’une mare.

Pour cette fois, ce ne fut point sur les bords de la Baltique que le géant mit pied à terre, son enjambée fut un peu plus grande ; il se trouva sur les rives du Rhône et de la Saône, juste en cet endroit où est bâti Lyon. Micromegas examina long-temps et ne vit rien. Je m’étais bien douté, se disait-il, que ces atomes ne pouvaient exister partout et peupler ce petit tas de boue ; car comment pourraient-ils se reproduire avec une si petite stature. Le hasard avait sans doute jeté là ces brimborions animés que je vis autrefois ; ils auront tous péri, et c’est dommage, car ils étaient d’une intelligence… [4.1]Ici l’habitant du monde céleste se plongea dans de graves réflexions sur les mondes et sur les générations. Il en fut tiré par un léger bourdonnement. Ha ! ha ! dit-il, je crois entendre quelque chose de semblable à la voix des habitans de ce globule ; examinons !

Le géant se coucha et prêta l’oreille attentivement. Il crut entendre le bourdonnement près de lui ; en effet, il aperçut quelques petits atomes qui se mouvaient çà et là. Il étendait déjà la main pour les saisir ; mais il réfléchit qu’il pouvait les écraser, et écartant doucement sont petit doigt, il amena l’un de ces petits êtres sur sa main ; Micromegas s’assit afin d’interroger mieux à son aise l’habitant de cette terre et l’approchant de son oreille lui dit en radoucissant sa voix pour ne pas l’effrayer : Qui es-tu ? je suis homme du peuple, répondit l’atome, c’est-à-dire prolétaire. Quoique Micromegas eût le don des langues, il ne comprit point ces deux épithètes. Explique-moi ce que tu entends par homme du peuple et prolétaire ; car c’est pour la première fois que j’entends prononcer ces deux mots ? L’homme du peuple, dit l’atome, c’est celui qui travaille du matin au soir, qui produit, consomme et gagne son pain à la sueur de son front. On l’a nommé prolétaire, parce qu’on prétend que lui seul doit produire pour tous, et qu’il n’est bon ici-bas que pour travailler sans relâche et pour peupler ce monde. Les hommes sur cette terre sont partagés en deux classes, l’une qui produit et l’autre qui consomme sans produire, comme qui dirait les travailleurs et les fainéans. Mais cette dernière classe doit être bien malheureuse, dit le géant, car je ne vois pas que l’homme soit obligé de donner la manne qu’il aura ramassée à celui qui restera endormi et ne voudra rien faire. C’est justement le contraire, répliqua l’atome, dans ce pauvre monde, l’homme qui vit dans l’opulence, est celui qui reste oisif. Rien ne lui manque pour passer délicieusement la vie, mets délicats, couche voluptueuse, manteau de pourpre ou d’hermine ; il ne daigne pas même se servir des jambes que la nature lui a données pour marcher ; il a des coffres suspendus, appelés voitures ; et blotti là dedans, il se fait traîner par des animaux à quatre pieds, qu’on appelle chevaux, et qui nous écrasent au passage si nous ne sommes pas assez ingambes pour nous sortir de devant.

Ces hommes ont peut-être une intelligence au-dessus de la vôtre ; ils ont peut-être un sens de plus, et c’est ce qui leur donne la supériorité, dit Micromegas à l’atome. Au contraire, répondit ce dernier, ils se piquent pour la plupart, de ne savoir rien faire de leurs mains ; et c’est nous qui leur fournissons même des vêtemens ; mais, en revanche, ils ont un certain métal brillant qu’on appelle or, et que nous n’avons jamais ; voilà toute la différence qui existe entre eux et nous.

Au moins sont-ils humains, généreux, demanda le géant (ici l’atome soupira.) Oh ! pour cela, reprit-il, heureusement pour l’humanité, ils n’ont pas tous la même ame. On en trouve, quoique le nombre soit bien minime, qui font un bon usage de leur fortune, et si quelques-uns ne sont pas aimés des prolétaires, ceux-ci sont comblés de leurs bénédictions.

Micromegas ébahi, ouvrait de grands yeux en admirant le sens de ce petit être. Comment se peut-il faire que dans un si petit corps il y ait de si belles pensées, se disait-il ; mais je vois que sur ce globule il y a encore plus d’injustice que dans ceux que j’ai parcourus. Dis-moi, puisque les prolétaires fournissent les vêtemens aux oisifs, il y a donc parmi vous de mécaniciens, des tisseurs… A ces mots, l’atome se dressa fièrement, et répondit en montrant un petit amas de pierres, cette ville [4.2]que vous voyez là est sans rivale sur cette terre pour les tissus ; de ces manufactures sortent les étoffes les plus riches du monde ; et si vous voulez, je vous montrerai avec quel art on y travaille. Micromegas accepta l’offre. Il posa doucement l’atome à terre, qui revint bientôt suivi d’autres petits êtres apportant des pièces de velours damassé, des satins plus blancs que la neige, et des étoffes resplendissantes d’or et d’argent. Micromegas, pour bien les examiner, prit son microscope et fut étonné de la beauté, de la fraîcheur et de la diversité des dessins de ces ouvrages. Il en témoigna sa satisfaction aux atomes, et leur demanda si avec tant de talens ils avaient une existence heureuse ! Heureuse ! répondit l’un d’eux en soupirant, quand nous travaillons, c’est-à-dire quand les oisifs nous font travailler, nous gagnons avec peine de quoi donner du pain à nos familles, et sitôt que le travail cesse, nous avons en perspective la faim ou l’hospice... Mais, puisqu’ainsi va le monde, nous nous résignons à notre sort.

Micromegas, affligé de voir des êtres doués de tant d’intelligence traîner une si pénible existence sur ce petit globule, quitta les atomes en leur faisant mille civilités ; se promettant de publier dans sa planète un bon livre sur l’inégalité des conditions, et projeta de proposer à l’académie de décerner un prix à celui qui ferait le meilleur mémoire sur l’amélioration du sort des travailleurs.

A. V.

Notes de base de page numériques:

1 Micromegas était un conte philosophique publié par Voltaire en 1752.

 

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