CONSEIL DES PRUD’HOMMES.
[6.1]Séance du 10 mai.
(présidée par m. guérin-philippon.)
Près de 50 causes ont été appelées. Les débats ont été animés, et les juges n’ont négligé aucune circonstance pour éclairer leur religion.
Parmi tant de causes, celles qui ont offert le plus d’intérêt sont les suivantes.
Le sieur Josserand, ayant monté un métier de schals pour le sieur Novet, fabricant, et n’ayant fait que la moitié de la pièce, parce que les matières étaient mauvaises, demande un défrayement. Le sieur Novet répond que le sieur Josserand n’a pas voulu finir la pièce, et qu’il ne croit pas devoir payer au chef d’atelier un dommage-intérêt. Il ajoute que la pièce a été levée du consentement de l’ouvrier. Le sieur Josserand, ne répondant pas à ce dernier fait, le conseil déclare qu’attendu que la pièce a été levée d’un commun accord, le tribunal déboute le demandeur de sa plainte, et que la somme de 60 fr. dont il est débiteur sera inscrite sur son livret.
La dame Bléma a placé sa demoiselle, en qualité d’apprentie, chez la dame Chaine ; elle a donné 300 fr. et demande qu’on lui restitue cette somme, vu que sa demoiselle ne peut rester chez sa maîtresse d’apprentissage qui la maltraite, lui dit des injures, et qui dernièrement la mit dehors de chez elle. La dame Chaine répond qu’elle est très-mécontente de son apprentie, qu’elle n’en peut rien faire, et déclare que son apprentie peut sortir de chez elle quand il lui plaira, mais ne croit pas devoir restituer la somme qu’on lui a donnée pour l’apprentissage.
Attendu qu’aucune plainte grave ne s’élève contre la clame Chaine ni contre son apprentie, le conseil concilie les parties, en déclarant que l’élève demeurera chez sa maîtresse.
Le sieur Fournet se plaint de son élève, qui selon lui, est très-malpropre (le sieur Fournet a ici énuméré les faits qui ont égayé l’auditoire) ; il devait recevoir 50 fr. au bout de 15 jours, et 50 fr. quinze jours après. Il n’a reçu que le premier payement, et comme l’élève n’est plus chez lui, il demande un défrayement. L’élève répond que tout ce qu’on lui allègue est faux ; il dit avoir donné 50 fr., et prétend que c’est bien assez, vu qu’il n’est plus chez son maître.
Attendu qu’il y a antipathie entre le maître et son élève, le conseil résilie les engagemens, et le maître gardera les 50 francs qu’il a reçus.
Le sieur Bui réclame à MM. Paton et Crozier des tirelles sur toutes ses pièces. Le sieur Crozier répond qu’il n’a jamais été d’usage dans son magasin d’en donner, que ses autres ouvriers n’en demandent point, et qu’il ne voit pas pourquoi le sieur Bui refuserait de se conformer à l’ordre établi dans sa maison de commerce ; que d’ailleurs le demandeur devait en être prévenu, puisqu’une affiche est collée à la porte du magasin, portant qu’on ne donne point de tirelles. Et moi, reprend le chef d’atelier d’une voix forte, j’ai derrière ma porte un petit écrit où il est dit : Ici on ne travaille pas pour les négocians qui ne donnent point de tirelles. De nombreux applaudissemens succèdent à ces mots. M. le président observe avec dignité que les approbations ou les improbations sont défendues : vous voyez, messieurs, dit-il, combien nous cherchons à nous éclairer et à rendre justice à qui elle est due ; je pense qu’à votre tour vous respecterez le conseil. Le sieur Crozier reproduit de nouveau qu’il n’est pas d’usage dans son magasin de donner des tirelles, [6.2]et que toutes les pièces étant réglées, l’ouvrier n’a pas le droit d’en demander. Il ajoute que même il croit qu’on n’en doit point accorder. Vous ne lisez donc pas l’Echo de la Fabrique ! reprend encore vivement le chef d’atelier. Comment ! demande le sieur Crozier qui paraît ne pas avoir entendu : vous ne lisez donc pas l’Echo de la Fabrique ! répète l’ouvrier ; si vous le lisiez, vous y verriez qu’on doit donner des tirelles. Cet incident provoque de nouveau l’hilarité de l’auditoire.
Après quelques observations du sieur Crozier, le conseil déclare qu’attendu que les tirelles sont dues de droit aux ouvriers, mais considérant que les pièces sont réglées, concilie les parties en ordonnant au sieur Crozier de payer les tirelles au chef d’atelier sur les quatre dernières pièces.
Le sieur Chaboud demande au sieur Rousset une somme de 240 fr. pour lui avoir appris à travailler sur les étoffes unies pendant l’espace de 5 mois, et lui avoir monté et organisé un atelier. Il dit que lorsqu’il a été question de régler avec le sieur Rousset, ce dernier et ses fils l’ont entouré et l’ont mis à la porte en le maltraitant tellement qu’il a été obligé de crier : au secours ! Le sieur Rousset répond que le sieur Chaboud ne lui a pas appris à travailler, que ses deux fils sont chefs d’atelier, et que par conséquent il aurait préféré son enfant à un étranger. Il dit avoir pris le sieur Chaboud comme ouvrier, et qu’il ne refuse point de lui payer ce qui lui est dû, mais que, pour le défrayement, il n’en doit point ; que d’ailleurs le sieur Chaboud a fait de bonnes journées chez lui. M. le président demande au sieur Chaboud combien il a fait d’aunes par jour ; celui-ci répond de 5 à 6.
Attendu que le sieur Chaboud a fait 5 à 6 aunes par jour, ce qui prouve qu’il ne peut point avoir perdu son temps pour apprendre à travailler au sieur Rousset, le conseil le déboute de sa plainte, et ordonne que les comptes seront réglés entre les parties comme à l’ordinaire.
La dame Barrat a fait venir des ouvriers de Mulhouse ; ne pouvant tous les occuper dès leur arrivée, plusieurs sont retournés dans leur pays : l’un d’eux a été travailler chez M. Rampser, aux Broteaux. La dame Barrat veut faire prendre en contravention le sieur Rampser pour avoir occupé son ouvrier sans livret, vu que cet ouvrier lui doit 60 fr. qui lui ont été donnés pour son voyage.
Le conseil déclare qu’attendu que la dame Barrat n’a pu occuper l’ouvrier dès son arrivée, et que l’ouvrier ne pouvait rester sans travailler, il l’autorise à demeurer chez le sieur Rampser, et ordonne à la dame Barrat de lui rendre son livret où sera inscrite la somme que l’ouvrier lui doit.
Le sieur Monfalcon ayant monté un métier pour le sieur Flechet, n’a fait que 32 fr. de façon. La disposition étant mauvaise, il a été obligé de repiquer en peigne et de perdre près de 15 jours. Il était, dit-il, malheureux et n’avait ni feu ni pain ; il a demandé une avance au sieur Flechet ; celui-ci l’a refusée en alléguant qu’il n’était pas d’usage, dans son magasin, de faire des avances, et n’a pas voulu lui donner 5 francs. Le sieur Fléchet dit que la disposition n’était pas mauvaise, et que le métier allait bien après le premier mouchoir.
Le Conseil renvoie la cause pardevant MM. Rey et Audibert.
Le sieur Dutel, graveur, réclame à MM. Depouilly et Godemard une somme de 800 francs pour façon de gravures, et sur laquelle il a reçu des à-comptes. M. Godemard répond que les gravures faites par le sieur Dutel ne sont pas toutes conformes aux dessins, qu’on [7.1]a été obligé d’en cheviller, d’en raccommoder plusieurs pour les faire servir, et que d’ailleurs ils étaient d’accord avec le sieur Dutel de s’en rapporter à des arbitres ; que le sieur Dutel avait choisi le sien à son gré, mais qu’il n’avait point voulu reconnaître celui de MM. Depouilly et Godemard, alléguant qu’il n’était pas graveur. M. Godemard croit être libre de choisir pour arbitre qui bon lui semblera.
Attendu que chacun doit être libre de choisir son arbitre ; attendu que le Conseil ne peut rien décider, vu qu’il ne peut examiner les planches, il renvoie la cause pardevant arbitres choisis librement par les parties, et nomme M. Second troisième arbitre pour examiner la cause.
Le sieur Dufayet a monté un métier de schals pour le sieur Landeverd ; il a fait sur ce métier pour 90 fr. de frais et pour 366 fr. d’ouvrage. Il dit que le sieur Landeverd lui promet toujours de le payer au prix courant, mais que chaque pièce il diminue ses façons ; il réclame un défrayement.
M. le Président observe à M. Landeverd qu’il n’est pas juste qu’un chef d’atelier fasse pour 25 p. % de frais. Le sieur Landeverd se refuse à tout accommodement. Le Conseil n’ayant point été assez éclairé, renvoie la cause pardevant MM. Rey et Audibert.
Après cette cause, M. le Président s’adresse au sténographe de l’Echo de la Fabrique, et le prie de vouloir annoncer que dorénavant les causes renvoyées par-devant arbitres, seront rendues publiques à la séance suivante, de vouloir bien en instruire ses concitoyens. La séance est levée à dix heures précises du soir.