L'Echo de la Fabrique : 20 mai 1832 - Numéro 30

L’ANGLETERRE.1

(4me article.)

Dans notre premier article du 22 avril, nous disions :

« Le Courrier s’extasie sur ce qu’une révolution complète va s’opérer législativement.

Nous le souhaitons du fond de l’ame ; mais nous connaissons trop le pays et les abus qui le rongent, pour croire que leur redressement puisse s’opérer sans commotion. Les privilèges qui font la puissance et l’influence de l’aristocratie anglaise, lui donnent une force dont elle fera certainement usage pour les défendre…

Nous croyons trop au progrès, pour penser que les luttes auxquelles la loi de réforme ouvre l’arène, soient sanglantes comme les nôtres ; mais nous connaissons trop aussi l’esprit de caste, de privilège, pour penser qu’il lâche sa proie sans combattre. »

[1.2]La résistance de l’aristocratie est arrivée plutôt que nous ne le pensions. Car nous ne l’attendions qu’à l’attaque d’un de ses principaux priviléges, la loi sur les grains, le droit d’aînesse, les dîmes du clergé, etc. Nous ne sommes pas gens à nous morfondre et nous étendre en théories sottes et vaines sur un fait accompli ; il est accompli, nous l’acceptons comme tel, et nous sommes certains de découvrir l’opportunité de son accomplissement.

Si la loi de la réforme eût passé, comme lord Grey2 avait la bonhomie de le croire, la crise ne serait pas moins venue, mais l’état d’angoisse et d’incertitude du pays eût été plus long, et par conséquent plus nuisible à ses intérêts et à son bien-être ; peut-être même par des demi-concessions des quasi-libertés, l’aristocratie serait-elle parvenue à tromper et abuser encore le peuple ; maintenant c’est impossible ; elle a tiré l’épée et jeté le fourreau. Malheur à elle ! au jeu terrible des révolutions comme à celui de la guerre, les masses finissent toujours par l’emporter.

Eh ! que l’on vienne maintenant nous dire qu’un roi constitutionnel n’a liberté que pour faire le bien !

Voyez Guillaume d’Angleterre3, il dépendait de lui de faire passer la loi et toutes celles qui devaient assurer le repos du pays ; il ne l’a pas fait ; il préfère le lancer dans la carrière des révolutions, si funeste aux peuples et aux rois, que de déplaire à ses bâtards, à son frère Cumberland que l’Angleterre et l’Europe méprisent, à sa femme, petite princesse allemande, que l’Angleterre a accueillie en lui assurant généreusement, sa vie durante, un apanage de 2 millions 500 mille francs !

L’expérience n’est donc rien pour les sommités ! Holy-Rood n’est-il donc un enseignement que pour les peuples !

Heureusement que l’humanité profite de toutes les expériences, et que les grandes fautes aussi bien que [2.1]les grandes actions, servent à accélérer sa marche progressive. Le but que nos prévisions d’hommes peuvent lui assigner, est l’association universelle des peuples. Eh bien ! qui ne voit dans ce qui se passe en Angleterre, un pas immense vers ce but ! Les aristocraties peuvent seules ralentir la marche, parce qu’elles profitent et vivent des privilèges et monopoles qui désunissent les peuples, et les empêchent de commercer, de s’entendre, de s’aimer, de s’associer ; mais leur règne va finir, car la plus forte, la plus puissante a froidement commencé son suicide, sa folie est providentielle.

Nos lecteurs comprendront qu’il nous siérait mal, dans un pareil moment, de continuer à les entretenir des relations commerciales des deux peuples ; avec un ministère composé d’hommes qui détestent ces relations, parce qu’ils y voient l’instrument de destruction de leur puissance, il faut attendre ; leur règne ne peut être long. Dieu est grand et le peuple anglais est fort.

L’ère glorieuse et féconde de 89 se lève pour l’Angleterre ; elle doit être pour elle moins sanglante et plus courte qu’elle ne le fut pour nous ; car elle a notre exemple, et ses peuples sont plus avancés. Mais de toute manière la crise sera douloureuse et les intérêts matériels du pays souffriront ; car les révolutions les plus douces dérangent des millions d’existences et troublent la société. La France d’autrefois se serait réjouie des embarras et des malheurs qui menacent l’Angleterre ; la France d’aujourd’hui s’en attriste et s’en inquiète ; c’est que partout règne déjà ce sentiment de solidarité de tous les peuples, qui est le germe de l’esprit de famille qui doit un jour les unir tous.

Voyez une famille bien unie, lorsqu’un de ses membres s’élève par de grandes actions ou s’avilit par de mauvaises, tous les autres se sentent grandir ou flétrir en lui. Eh bien ! la famille humaine, dont tous les peuples sont membres, sera de même. Vous souvient-il, amis, des trois journées ! vous souvient-il de l’enthousiasme que les peuples d’ Europe et des Amériques manifestèrent, la plupart malgré leurs gouvernans : eh bien ! ces peuples, ils se sentaient grandir en leur nobles frères de France ! Mais si ce sentiment fit tressaillir tous les membres de la famille humaine, n’oublions pas qu’il porta jusqu’au délire l’enthousiasme des peuples de la Grande-Bretagne. Quarante villes se levèrent spontanément et envoyèrent des députés et de l’argent à Paris, demandant que des députés de France leur fussent aussi envoyés, afin que les deux peuples pussent ainsi communiquer. Notre gouvernement, à la demande du ministère Wellington4, eut la faiblesse de refuser, et les députations déjà formées ne partirent pas.

Ce sera une belle page dans l’histoire des peuples que celle où on lira l’énergique et fraternelle conduite du peuple anglais envers son plus ancien et plus redoutable ennemi.

A nous, peuple de France, à bien remplir notre page lorsque le peuple d’Angleterre nous fera grandir par les grandes choses auxquelles il se prépare, et qu’il va sans doute accomplir.

Z.

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur de ce texte est François Barthélemy Arlès-Dufour d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 Le Comte Charles Earl Grey (1764-1845), premier ministre du parti Whig, au pouvoir entre 1830 et 1834 au moment où vont être réalisées les principales réformes, notamment électorales.
3 Guillaume III (1738-1820), roi d’Angleterre de 1760 à 1820, marié à Sophie-Charlotte princesse de Mecklenbourg-Strelitz (1744-1818) ; le Duc de Cumberland, George V de Hanovre (1819-1878).
4 Le Duc de Wellington (1769-1852), vainqueur de Waterloo, premier ministre, Tory, entre 1827 et 1830, il favorisa une politique extrêmement conservatrice s’opposant aux principales réformes.

 

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