L'Echo de la Fabrique : 9 septembre 1832 - Numéro 46Sur un article du Nouvelliste1. Le Nouvelliste, journal ministériel, dans un article, en date du 19 août dernier, cherche un remède au malaise qui tourmente les masses ; il prétend que pour diminuer le nombre de bras qu’emploie l’industrie, il faut défricher les landes et les communaux qui couvrent un cinquième de la superficie du sol, et par ce moyen employer à ces défrichemens l’excédent des populations industrielles qui surabondent dans les villes manufacturières ; que, d’un autre côté, pour augmenter les salaires et en même temps livrer les produits manufacturés à bas prix à la consommation, il faut employer beaucoup de machines, et ne demander à l’homme que son intelligence en la payant cher. Je vais tâcher d’examiner si ces deux propositions résoudraient le problème ; mais je prie que l’on ne m’accuse pas de mauvaises intentions, si dans ce que je vais dire il se trouve quelque chose qui peut paraître hasardé. Mon unique intention, en disant les choses telles que je les vois, est de provoquer, de la part d’hommes plus habiles que moi, des explications propres à éclairer mon ignorance et rectifier mon jugement. Je ne suis ni un ambitieux, ni un homme de désordre ; mais je crois que l’on n’a pas fait jusqu’à présent tout ce que l’on pouvait faire pour améliorer le sort des classes inférieures de la société, et c’est à chercher les moyens d’établir l’équilibre entre les diverses classes du peuple, sans troubles et sans bouleversemens, que [3.2]j’applique mes faibles efforts ; si comme il n’y a pas de doute, la tâche est au-dessus de mes forces, j’espère que mes camarades les prolétaires me sauront gré de l’avoir essayée, et c’est toute la récompense que j’ambitionne. Oui, je suis de cet avis, le mal n’est pas dans l’énormité des impôts, dans le prix élevé des subsistances, des locations et de toutes les nécessités de la vie. Toutes ces choses étaient mauvaises lorsque la société était établie sur d’autres principes que ceux qui dominent aujourd’hui ; mais maintenant qu’il s’agit d’élever un nouvel édifice social, elles doivent entrer comme élémens dans sa construction. D’un autre côté, croit-on détruire le mal en défrichant les landes et les communaux ? non, car c’est bien un moyen, mais ça n’en est qu’un, et le mal a pénétré trop profondément dans les entrailles du corps social, pour céder à l’emploi de ce seul moyen : d’ailleurs, il n’existe pas seulement dans le défaut de travail, mais il est encore autre-part ; en rejetant dans les campagnes le trop plein de nos populations industrielles, l’on s’expose à deux inconvéniens plus funestes peut-être que ceux qu’on veut éviter. D’abord l’on appauvrira les cités et l’on fermera les débouchés intérieurs de cette industrie que l’on voudrait rendra si florissante à l’aide des machines ; ensuite l’on infectera les campagnes de ces vices, et de ces besoins des villes qui jusqu’à présent n’y ont que lentement pénétré, et, par ce moyen, en étendant la contagion l’on rendra la catastrophe plus inévitable, plus certaine, plus rapprochée et plus terrible. Quant à l’argument, tiré de l’emploi des machines pour produire à bon marché, je croirais que c’est une mauvaise plaisanterie, si je ne voyais cette assertion reproduite partout et sous toutes les formes. Je dois donc penser que c’est ma perspicacité qui est en défaut ; et dès-lors, je prierai les partisans de ce système de m’expliquer comment ils soutiendront une population immense dont tous les moyens d’existence consistent dans le travail, lorsqu’elle sera repoussée des ateliers qui n’emploieront que des machines, de sorte que dans telle manufacture qui autrefois donnait de l’occupation à mille ouvriers, et qui, en favorisant la consommation, faisait vivre dix mille individus ; maintenant qu’elle n’emploiera que des machines, elle n’aura plus de salaires à donner qu’à cinq ou six intelligences suffisantes pour mener toute l’affaire, et qu’elle payera cher, je le veux bien, mais moins cependant qu’elles ne valent, grâce à l’égoïsme. Qu’on me dise ce que l’on fera de ces mille ouvriers jetés incontinent sur le pavé et sans ressources : on leur dira de prendre patience ; et si la faim qui, de sa nature, n’est pas patiente, et qui de plus n’a pas d’oreilles, les pousse à crier un peu haut et à se mutiner, oh ! alors il -y a cet argument irrésistible qu’on appelle ultima ratio regum. Soit… cependant étaient-ils bien coupables, et était-ce là tout ce qu’on pouvait faire pour eux ? D’après ce que je viens de dire, il me semble démontré que les moyens que l’on propose pour obvier aux dangers que peut faire craindre l’état de misère et de souffrances dans lequel sont plongées les classes infimes de la société, s’écartent d’autant plus du but, que l’on n’a pas saisi la véritable cause du mal, et qu’après avoir régénérés l’état social dans sa partie politique, il reste encore à le régénérer aussi dans la partie qui touche au bien-être des hommes. Il me reste à indiquer, et la cause du mal, et les moyens propres à le guérir, et ce sera l’objet d’un prochain article. Bouvery. Notes de base de page numériques:1 La question de la délocalisation de la production des soies hors des murs de la ville de Lyon sera reposée et d’une façon beaucoup plus directe au printemps 1833. Dans le Journal du commerce, « organe des négocians », la menace est agitée par les marchands d’exporter dans les campagnes les ateliers de production pour se soustraire à l’agitation des ouvriers ainsi qu’à leurs revendications. L’Echo de la fabrique répondra à cette menace en montrant les conséquences économiquement catastrophiques d’une telle mesure tant pour les négociants eux-mêmes que pour Lyon ou pour l’économie de la France. Le journaliste de L’Echo soulignera que c’est plutôt la lutte contre les « privilèges » qui doit occuper l’attention, mais qu’une telle lutte nécessite avant tout « d’autres institutions », celles notamment préconisées dans les grands journaux républicains tels que La Tribune ou Le Précuseur (numéros des 14, 18 avril et 12 mai 1833). |