L'Echo de la Fabrique : 26 janvier 1834 - Numéro 56le conseil des prud’hommes a commis un abus de pouvoir, Et a dépassé les limites de sa compétence. Voulez-vous voir les bornes de la compétence des prud’hommes ? lisez l’article 10 du décret de 1810 : Mais à qui appartient-il de statuer sur les injures, les expressions outrageantes, les diffamations qui peuvent jaillir des altercations industrielles ? Aux juges ordinaires. Dans ce cas les justiciables des prud’hommes s’adressent aux juges de paix, aux tribunaux correctionnels ; mais point aux conseils de prud’hommes, dont l’autorité est spécialement limitée à certaines contestations commerciales. Or, M. Cancalon paraissait devant le conseil et disait : « J’ai disposé un métier pour M. Damiron ; j’ai dépensé pour le monter 36 fr. ; il allait battre quand j’ai reçu révocation du travail commandé. En tel cas, la loi veut que M. Damiron soit condamné à me restituer les 36 fr. dépensés et à me dédommager de tout ce que j’aurais pu gagner. La jurisprudence et l’usage décident que j’aurais pu gagner le dixième des façons [1.2]du travail retiré ; l’usage fixe aussi le prix des façons à dix fois la valeur des dépenses du montage, c’est-à-dire pour moi et M. Damiron, à 360 fr. ; le dixième que j’aurais pu gagner est donc de 36 fr., partant je demande aujourd’hui les 36 fr. que j’ai avancés, et les 36 fr. que j’aurais pu gagner, le tout selon la loi. » M. Damiron répond : « Tout ceci peut être vrai ; mais M. Cancalon m’a assailli d’injures et de dires inconvenans, et par cette raison doit, en bonne justice, être privé des trente-six francs qu’il aurait pu gagner. » A quoi M. Cancalon réplique que les discours outrageans, si de tels ont été tenus, sont partis des deux côtés, et que sur ce point il est quitte avec son adversaire, tout ayant été réciproque, pour le moins ; que d’ailleurs les prud’hommes n’ont point le droit d’échanger les 36 fr. qu’on lui doit, à lui, Cancalon, contre le prix que prétend mettre M. Damiron à quelques injures qu’il a sur le cœur. Ceci tombait sous les sens ; et pourtant le conseil, ne pouvant se fonder que sur les propos tenus, n’a exactement alloué à M. Cancalon que ses dépenses, et non le dédommagement que la loi ajoutait à ces dépenses. Cette loi disait (art. 1794 du code civil) : « Le maître peut résilier le marché… en dédommageant l’entrepreneur de ses dépenses et de tout ce qu’il aurait pu gagner. » Le conseil des prud’hommes a dit : « Le maître peut résilier le marché… sans indemniser l’entrepreneur de tout ce qu’il aurait pu gagner. » La loi disait : « Les prud’hommes ne connaîtront que des contestations relatives à l’industrie et aux conventions dont cette industrie aura été l’objet. » Et le conseil, arbitrant souverainement le prix des propos inconvenans, a dit : « Nous condamnons, pour paroles irrévérentes, M. Cancalon à perdre 36 fr. à lui dus par M. Damiron, et ordonnons que ce dernier s’en enrichira. » La loi disait : « Le juge de paix et les tribunaux correctionnels ont exclusivement le pouvoir de prononcer l’amende et l’indemnité pour injures ou diffamations. » Et le conseil a dit : « Nous prononçons l’amende de 36 fr. contre M. Cancalon au profit de M. Damiron. » La décision des prud’hommes, dans cette affaire, en d’autres termes, revient absolument à cela ; et les conséquences logiques de ses dispositions sont celles-là. Evidemment en les rendant, les prud’hommes se sont érigés en juges de police ou en tribunal correctionnel : ils ont excédé leurs pouvoirs, [2.1]ils ont usurpé les attributions de la juridiction pénale ; ils ont confondu les grandes et salutaires limites qui séparent la compétence de chacun des différens corps judiciaires ; évidemment ils ont commis un abus de pouvoir. Ils devaient dire à M. Damiron : On vous réclame 72 fr., vous les devez payer ; si vous avez été insulté, la justice de paix, la police correctionnelle vous offrent un moyen d’obtenir réparation et indemnité ; ces tribunaux sont seuls investis du droit de juger les injures : allez à leur barre ; nous, juges industriels, nous ne pouvons juger que les contestations industrielles ; notre juridiction finit à ce cercle ; et eussiez-vous été assommé, il n’entre ni dans nos devoirs, ni dans nos pouvoirs de compenser la valeur des réparations correctionnelles qui vous seraient dues avec les indemnités industrielles que vous devez à M. Cancalon. Nous insistons sur cette décision pour en prévenir de semblables et pour empêcher que ce précédent ne devienne un titre sur lequel on puisse fonder une règle de jurisprudence à venir. |