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9 décembre 1832 - Numéro 59
 
 

 



 
 
    
 INCONVENANCE DU VOTE des Prud’hommes étrangers à la Fabrique des étoffes de soie,

Dans les affaires spéciales à cette fabrique.1

Suite et fin (v. n° 58).

Nous avons dit dans notre premier article que le conseil des prud’hommes était du nombre des tribunaux exceptionnels, c’est-à-dire, créés spécialement pour une matière déterminée, plus encore qu’à raison de la qualité des personnes. Ce n’est qu’en matière criminelle ou de police qu’on a eu égard à cette qualité, et de là sont nées les juridictions de la cour [2.2]des pairs, des conseils de guerre, de discipline, etc. Nous avons encore dit que c’était l’introduction du jury dans les affaires civiles et une réminiscence de la loi primitive du talion. A cet égard, on sait que le principal avantage du jury est la garantie donnée à un citoyen d’être jugé par ses pairs, et cette garantie se trouve dans le conseil des prud’hommes, puisque ce sont des marchands et des fabricans appelés par la seule voie rationnelle, celle de l’élection, à juger leurs confrères d’industrie. On pourrait seulement se plaindre, et ce sera pour nous l’objet d’un article prochain ; on pourrait se plaindre de ce que tous les justiciablesi2 au conseil ne sont pas appelés à voter l’élection de leurs magistrats ; nous ne voyons pas pourquoi ce droit a été restreint à quelques-uns. Dès à présent nous pouvons élever nos plaintes sur ce que les prud’hommes étrangers à la fabrique d’étoffes de soie n’ont pas été élus en dernier lieu comme l’ont été les autres. Il en résulte une anomalie choquante. Ce défaut d’élection vicie leur mandat, et est à nos yeux un motif actuel et grave de l’inconvenance de leurs votes que nous cherchons à établir.

Quant à la loi du talion, elle est, nous pensons, suffisamment connue des lecteurs.

Le chancelier Poyet3, soumis à un édit qu’il avait lui-même porté, avait tort de s’en plaindre, et il lui fut justement répondu : Tu patere legem quam ipse tulerisii.

C’est ce qui arrive dans les tribunaux de commerce et conseils de prud’homme. Ces fonctionnaires, étant juges et parties, profitent des conséquences de leurs jugemens ou les subissent d’une manière plus prochaine et plus directe que les juges des autres tribunaux. Pour eux la loi du talion est toujours imminente.

Nous avons encore dit dans notre premier article que l’établissement des juridictions spéciales a eu principalement pour but de donner aux professions, qui en sont l’objet, des juges capables d’apprécier, et de juger eux-mêmes sans avoir besoin de recourir aux lumières d’une expertise longue et coûteuse. Cette proposition n’a pas besoin de commentaire, elle est même plus a portée d’être universellement sentie que les deux premières dont nous venons de nous occuper, et que beaucoup de personnes, ignorant que tout s’enchaîne, pourraient regarder comme oiseuses.

De ces principes, découle la conséquence que l’intention du législateur en créant des tribunaux spéciaux, a été 1° de donner à certains industriels le jugement par leurs pairs ; 2° d’enchaîner ces derniers par la loi du talion ; 3° de cumuler dans eux les fonctions de juges et d’experts.

Cette intention est-elle remplie lorsque des hommes qui ne remplissent pas ces conditions viennent s’adjoindre à eux ? Peut-on hésiter à répondre non. Ces hommes, que j’appellerai intrus, ne remplissent aucune des prévisions législatives, ne peuvent se dire les pairs de ceux qu’ils jugent, ils n’ont rien à espérer ni à redouter de la loi du talion ; ils ne connaissent pas même l’industrie sur laquelle ils prononcent. L’économie de la loi se trouve donc anéantie ; c’est en vain qu’une juridiction exceptionnelle a été fondée, et c’est un grand mal, parce qu’il est toujours fâcheux de multiplier les rouages de la machine gouvernementale.

[3.1]Ainsi donc notre avis est celui-ci : Le conseil entier des prud’hommes ne peut juger que les questions générales, telles que, par exemple, celle de la libre défense et autres analogues. Tous les hommes sont censés aptes à juger les questions de droit ; mais dans les questions de fait, c’est-à-dire, spéciales à une industrie, les prud’hommes, seuls nommés pour représenter cette industrie, doivent avoir voix délibérative. Nous sommes certains que la section de fabrique ne s’ingèrera jamais d’apporter son vote dans les questions de chapellerie, bonneterie, etc., s’il s’en présente. Nous pensons encore que jusqu’à ce qu’il ait été fait droit aux plaintes fondées des industries qui ne sont pas représentées au conseil, comme celles notamment de bottier, ébéniste, horloger, luthier, tonnelier, etc. Le conseil des prud’hommes est appelé tout entier à prononcer. On ne saurait en ce cas exclure aucun de ses membres. Tous ont un droit égal dans l’état actuel.

Ici finirait notre tâche si nous ne voulions répondre dès à présent à une objection facile à prévoir.

On va nous opposer une fin de non recevoir, résultant de ce que le décret qui a institué le conseil des prud’hommes n’a point fait de distinction, et on s’appuyera sur ce principe vrai en général : qu’il ne faut pas distinguer là où la loi ne distingue pas.

Nous ferons observer que nous nous sommes servis du mot inconvenance au lieu de celui de nullité ou autre conforme, et l’on sait que nous ne reculons pas devant le droit d’appeler chaque chose par son nom ; lorsque nous parlons de la conduite du conseil dans la question du droit d’assistance, refusé à M. Tiphaine et à Me Augier, nous ne craignons pas de la qualifier d’arbitraire, de scandaleuse, d’immorale même ; mais comme nous devons proportionner les épithètes aux choses, nous nous bornons au mot d’inconvenance. Ce mot satisfait toute notre pensée. L’inconvenance d’une chose est un motif suffisant pour des hommes d’honneur de s’en abstenir. Il n’y aurait aucun mérite à le faire si à cette inconvenance venait s’ajouter une loi prohibitive.

Il est présumable que si Napoléon eût prévu le petit nombre de causes étrangères à la fabrique qui se présenterait à Lyon, il n’aurait pas créé d’autres sectionsiii. Mais il est aussi présumable de croire qu’il a pensé que tous les prud’hommes ensemble, et chacun en particulier, n’apporteraient que des votes éclairés, et que dès-lors ils s’abstiendraient motu proprio de concourir à une délibération, lorsque ne pouvant y apporter aucunes lumières, ils seraient en quelque sorte obligés de suivre l’exemple des moutons de Panurge.

En résumé, les prud’hommes sont des juges experts, ce n’est qu’à cette considération qu’ils doivent leur institution. Quiconque n’est pas expert ne doit pas juger une question de fait, et dès-lors nous avons prouvé l’inconvenance du vote des prud’hommes étrangers à la fabrique dans les questions qui lui sont spéciales.

Nous avons traité suffisamment cette question pour n’y plus revenir, du moins nous l’espérons ; nous traiterons ailleurs, ainsi que nous l’avons dit plus haut, celle du défaut de concours de tous les justiciables à la [3.2]nomination des membres du conseil. Nous pourrons encore traiter celles de l’injustice résultant du nombre supérieur des prud’hommes négocians, à celui des prud’hommes chefs d’atelier ; et du défaut d’harmonie résultant de la dissémination des prud’hommes.

Quant à celle de l’adjonction et du vote illégal des suppléans, nous sommes heureux d’annoncer aux ouvriers que notre plainte (voir l’Echo, n° 50) a été entendue. Cet abus scandaleux a cessé : on nous en a donné l’assurance ; il était trop monstrueux pour pouvoir être défendu. Espérons que les autres disparaîtront successivement.

M. C....

Notes ( INCONVENANCE DU VOTE des Prud’hommes étrangers à la Fabrique des étoffes de soie,)
1 L’auteur de ce texte est Marius Chastaing, d’après la Table de L’Écho de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 Léopold (avocat), Manuel des prud’hommes et guide des marchands-fabricants, contremaîtres… ouvriers et apprentis en tous genre d’industrie, publié à Paris en 1811.
3 Référence ici à Guillaume Poyet (1474-1547), chancelier de François Ier, maître d’œuvre des ordonnances de Villers-Cotterêts (1539) qui le conduiront à la condamnation et à la disgrâce.

 

 

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