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27 mai 1832 - Numéro 31
 
 

 



 
 
    
LE COURRIER DE LYON1

journal politique, industriel et littéraire.  

Le Courrier de Lyon, fondé, soutenu et rédigé par des banquiers, des négocians, des industriels, des propriétaires, gens généralement d’ordre et de paix, s’est présenté au public comme journal de fusion, d’harmonie, de concorde, de conservation ; comme organe des intérêts matériels.

Voyons comment cette feuille comprend et remplit ses magnifiques promesses.

L’industrie, le commerce, le travail, les finances, les intérêts matériels enfin sembleraient devoir être les matières de prédilection d’un pareil journal : eh bien ! point du tout, il n’en est rien, c’est la politique, et la haute politique encore qui est son fond, sa forme, son pain quotidien. Les rares articles sur l’industrie lyonnaise paraissent rédigés par des marchands turcs, et les articles finance, tout aussi rares, par des propriétaires arabes.

Comme preuves, lisez les articles industrie lyonnaise ; lisez surtout l’article finance inséré dans l’un des derniers Nos ; il a dix lignes et contient plus de dix erreurs ; l’impôt progressif, c’est-à-dire proportionné aux revenus, le seul raisonnable, le seul en harmonie avec le principe de l’égalité des charges, y est traité de monstruosité !

Sa littérature, nous n’en saurions juger, on ne l’enseigne pas dans nos écoles primaires et encore moins [4.2]dans nos ateliers ; mais des hommes qui s’y connaissent assurent qu’elle est à la hauteur des finances et de l’industrie ; d’excellens négocians, dit-on, la rédigent.

Sa politique, la haute politique, oh ! voilà le fort du Courrier, c’est sa partie soignée ; tous y travaillent, marchands, médecins, banquiers, propriétaires, tous excepté des politiques. Un véritable habit d’arlequin ! Nous devons le dire, nous n’y comprenons rien à sa politique, et rougirions vraiment de l’avouer si nous n’entendions tous les jours des hommes de toutes les opinions, et plus capables que nous, faire, sans rougir, le même aveu.

Mais si nous ne comprenons rien à la politique du Courrier, nous comprenons très-bien son immorale-morale, développée avec affectation dans des articles incendiaires et outrageans que nous n’avions pas cru devoir relever, parce qu’ils portent les traces évidentes de cerveaux dérangés par quelque grande émotion ; cependant comme ces articles continuent, sous des titres et des prétextes divers et qu’ils deviennent de plus en plus forts, nous ne pouvons, sans manquer à nos devoirs envers ceux dont nous sommes l’organe, nous dispenser d’y répondre ; et, en y répondant, nous avons la prétention, nous journal des ouvriers, des prolétaires, amis du désordre, du pillage, du renversement (selon le Courrier), de donner une leçon de conduite, de prudence et d’économie sociale au journal des propriétaires, qui seuls possèdent et peuvent posséder toutes les vertus, parce qu’ils possèdent les richesses. (Toujours selon le Courrier.)

Parmi ces articles, le plus remarquable est, sans contredit, celui du 22 mai : Du système des capacités saint-simoniennes et des garanties matérielles2. Comme il surpasse tous les autres, c’est celui que nous allons analyser et combattre.

Après une longue, lourde et lassante dissertation sur les moyens de classer les hommes, le Courrier donne naturellement la préférence au classement selon le hasard, et comme dernier et irrésistible argument, il cite le passage suivant des Pensées de Pascal.

« Oh ! que l’on a bien fait de distinguer les hommes par l’extérieur, plutôt que par les qualités intérieures ! Qui passera de nous deux ? qui cédera sa place à l’autre ? le moins habile ; mais je suis aussi habile que lui, il faudra se battre pour cela. Il a quatre laquais, je n’en ai qu’un. Cela est visible ; il n’y a qu’à compter. C’est à moi de céder, je suis un sot si je conteste. Nous voilà en paix par ce moyen, ce qui est le plus grand des biens. »

Et le Courrier ajoute : « … Eh bien ! oui, cette raison supérieure s’inclinait devant l’idole des sens. Elle souscrivait sans murmurer à un tel passe-droit à son préjudice… Il acceptait cette autorité des apparences, comme une nécessité sociale, l’ordre et la tranquillité publique comptaient pour quelque chose dans ce grand esprit. »

En vérité, nous l’avouons, nous ne sommes pas littérateur, mais travailleur, et Pascal nous est peu connu ; mais notre gros bon sens nous dit que s’il était un esprit si supérieur, si vaste, si profond, le passage que cite le savant Courrier, est une critique sanglante de l’ordre social du temps de Pascal et non sa justification. Et, en effet, pourquoi eût-il donc cherché à le justifier, à son époque personne ne l’attaquait, on ne pensait pas même encore à l’égalité devant la loi, et la bête noire du Courrier, le saint-simonisme, n’avait pas proposé le monstrueux classement selon la capacité.

Il nous semble que Pascal, qui avait la vue longue, au dire du Courrier, devait devancer l’époque ; nous [5.1]irions même jusqu’à parier le prix d’une journée de travail contre le revenu d’une journée du philosophe-rédacteur de l’article, que Pascal, dans le passage cité, a voulu critiquer l’ordre social et non le justifier, l’encenser comme s’en pavanne le Courrier.

En prônant l’autorité des apparences, le Courrier n’a-t-il pas vu qu’il n’y a qu’un pas de là à l’autorité de la force physique, personnelle, qui est autrement précise, patente que celle qu’il encense ? Si nous avions le temps et la place de discuter avec lui ce principe, nous ferions trembler plus d’un de ses lecteurs. Imprudens, vous jouez avec des armes chargées ! Jusqu’ici l’erreur est si lourde qu’elle n’est pas dangereuse, parce que peu sont capables d’en tirer des conséquences ; mais plus loin, lorsque le génie de travers du Courrier s’échauffe, l’erreur se développe et coule en termes clairs et saisissables pour tous.

Il dit… « Le riche a intérêt à la conservation de l’ordre qui lui a procuré les avantages dont il jouit : le pauvre, au contraire, a un intérêt au renversement, afin d’arriver plus promptement par là au but qu’il convoite… »

Il faudrait vraiment être de glace pour que le sang ne vous montât pas au front, à la lecture de pareilles doctrines ! Hommes de paix, de travail, de concorde, si ce sont là vos convictions, nous vous plaignons, car vous êtes malades ; mais, au nom de l’ordre et de la paix, taisez-les, et qu’elles ne dépassent plus le seuil de vos confortables demeures ! Mais voyons, hommes privilégiés, dans quels livres, dans quels temps, avez-vous trouvé que le pauvre eût un intérêt au renversement, afin d’arriver plus promptement par là au but qu’il convoite ? Que perd le riche aux révolutions, aux renversemens ? quelques années de revenu ; sa paix, son bien-être, sont troublés, dérangés. Quel but supposez-vous donc que convoite le pauvre ? Disons le mot, vous l’avez sur les lèvres, le pillage ! Le pillage n’a jamais enrichi personne, excepté le pillage des deniers publics, c’est-à-dire des pauvres, qui chaque jour enrichit régulièrement bien des hommes que vous ne classez pas parmi les pauvres ; mais le pillage, comme vous l’entendez, celui qui vous est sensible, loin d’enrichir le peuple, l’appauvrit, le ruine. Quelques mauvais sujets en profitent momentanément ; mais ce sont de faibles exceptions, la masse y perd ; car la masse vit de son travail, et tout le monde sait, excepté, à ce qu’il paraît, les hommes du Courrier, que la paix et l’ordre sont les sources d’où le travail découle : dès que ces sources sont troublées, le pain manque au pauvre et à ses enfans, et leur existence est menacée.

Jamais la misère du peuple n’est si grande, si affreuse, si générale, qu’après une commotion, un renversement.

Certes, les renversemens dérangent tout le monde : les hommes qui ont du superflu se privent, se restreignent ; mais ceux qui n’ont que le nécessaire, que du pain, que font-ils ? ils meurent de faim ou de misère !

Les renversemens dérangent le riche, ils tuent le pauvre. Qui donc, messieurs du Courrier, a le plus d’intérêt au maintien de l’ordre public, du riche ou du pauvre ? nous disons et prouvons que c’est le pauvre.

Malheur, malheur, s’il était possible de prouver le contraire !

Notes (LE COURRIER DE LYON)
1 L’auteur de ce texte est François Barthélémy Arlès-Dufour d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 En novembre 1832, Michel Chevalier va écrire, « pour nous la politique théorique est finie ; la vie de politique pratique commence. Nous la pratiquerons à Lyon, car là des choses nouvelles vont éclore ». Si l’année 1832 voit l’implantation d’une forte mission saint-simonienne à Lyon (avec Cognat, Derrion, Arlès-Dufour notamment), les journalistes de L’Echo de la Fabrique vont aussi, de leur côté, relayer les principales initiatives saint-simoniennes : le journal va mentionner les cours d’instruction (Germain), l’action des médecins (Lortet, Cognat), la poésie et la littérature (Berthaud, Corréard), les missions et banquets (Bruneau, Hoart, Massol, Terson, etc), les procès fait à la secte. Les journalistes de L’Echo, tout en affirmant l’autonomie de leur réflexion, vont souligner leurs emprunts intellectuels et leur convergences sur de nombreux thèmes : la fiscalité, l’association, la propriété. En octobre 1832 un journaliste mentionnera son intérêt pour une doctrine qui prévoit « […] le classement selon la capacité, la rétribution selon les œuvres et que tous les efforts doivent tendre à l’amélioration progressive du sort physique, intellectuel et moral de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ». En revanche, le même journaliste avouera, « nous ne comprenons pas la religion saint-simonienne » (numéro 52, 21 octobre 1832). Graduellement toutefois, au sein des pages de L’Echo, le fouriérisme perçu comme plus concret, moins hiérarchique et exclusif, plus politique prendra le dessus et s’imposera, surtout en 1833.

 

 

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