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27 mai 1832 - Numéro 31
 
 

 



 
 
    
DE L’ÉGALITÉ SOCIALE.1

(2me Article.)

Dans ce siècle, des milliers d’hommes n’ont que des bras et point d’argent. Condamnés par la concurrence à un modique salaire, pour toute richesse ils ont la subsistance. Ils vivent au milieu des riches comme une nation vaincue au milieu de ses vainqueurs.
Butini. Du luxe, p. 121.2

Je dois traiter ici des bases sur lesquelles repose le dogme nouveau de l’égalité sociale. Ces bases sont le nécessaire et l’instruction J’entre à l’instant en matière.

du nécessaire.

Entre Diogène, qui casse son écuelle parce qu’il voit un enfant boire dans le creux de sa main, et Lucullus qui a trente salons différens pour traiter Lucullusi, il est un juste milieu. Le luxe et le nécessaire sont les deux antipodes du monde social ; mais le premier n’a point de limites, le second en a : c’est à les connaître que les économistes et les philantropes doivent consacrer leurs veilles. Dans l’appréciation du nécessaire, il faut avoir égard à la dignité de l’homme et ne pas la ravaler à la condition de la brute. Il faut, dans cette appréciation, faire la part de l’état normal dans lequel nous sommes, et qu’il n’y ait pas d’homme à homme une disproportion aussi grande que celle que nous voyons : à l’un de l’eau pure, à l’autre les vins de Chypre et de Malaga ; à l’un du pain, quelques pommes de terre ; à l’autre les mets exquis que tout un monde produit, que Vatel assaisonne ; est-ce là de la justice distributive ? le nécessaire se trouve au milieu de ces deux excès, plus près, il est vrai, de la nourriture du pauvre, mais bien au-dessus.

Il en est de même des vêtemens : à l’exception du prêtre, du soldat et des autres fonctionnaires, l’habillement ne sert plus à distinguer les castes, les professions ; il n’est plus que la livrée de la richesse ou de la pauvreté. Je conçois la répugnance qu’inspire le prolétaire dans l’état de dénument où il se trouve lui-même ; par amour-propre pourrait-il se résoudre à hanter l’homme riche, à fraterniser avec lui ? S’il est vrai qu’un [6.1]cœur généreux batte souvent sous les haillons de la misère, il est aussi vrai de dire que sous le poids de l’humiliation qu’il éprouve, les pulsations de ce cœur deviennent de jour en jour plus faibles. Cet ouvrier, dont l’habit est déchiré, le linge sale, la barbe épaisse, dont l’extérieur est en effet dégoûtant, dont les joues creuses et jaunissantes, la démarche mal assurée, annoncent les besoins de toute espèce qu’il éprouve, la faim que souvent il endure, l’insomnie qui souvent l’accable, c’est cependant un homme : pourquoi diffère-t-il si fort de cet autre au teint frais et fleuri, au maintien aisé, à l’extérieur fashionable. Pourquoi ? c’est que cet ouvrier manque du nécessaire, et l’autre regorge du superflu.

Les mêmes observations s’appliquent à l’habitation comparée du riche et du pauvre : là encore je demande que la balance du nécessaire vienne se poser. Si le riche a des salons, le pauvre ne saurait-il avoir plus qu’une mansarde. Des appartemens plus vastes, plus aérés seront plus sains, et aux jours de fêtes ou de rassemblemens, il en sortira une race d’hommes plus belle et plus robuste.3

Qu’on poursuive, si l’on veut, le luxe. Il est justiciable des lois somptuaires ; qu’elles fassent leur devoir, le luxe est antipathique à la morale ; c’est lui qui perd les états ; mais que nul enfant, parmi les enfans des hommes, ne soit privé du nécessaire. Le pauvre n’envie pas les salons magnifiques, les habits somptueux, les raffinemens de la gastronomie ; mais il veut des appartemens sains et commodes, des vêtemens suivant la saison et propre, sinon élégans, des alimens sains et abondans. Le pauvre est un homme sobre et peu vaniteux ; mais il est un homme. Qu’on ne l’oublie plus.

Le pauvre et le riche sont venus au monde dans le même état de nudité ; ils s’en retourneront de même. Qu’ils ne cessent donc pas d’être égaux pendant le court voyage de la vie. « Heureux animaux, vous ne connaissez pas ces distinctions humiliantes. Dès que vous respirez, la terre fournit à vos besoins. Un rossignol n’a pas dit aux rossignols de la contrée : Tous ces arbres de la forêt sont à moi. Le ver respire indépendant sous l’herbe qui l’a vu naître. L’homme seul ne trouve pas sur ce globe une place qui soit libreii4. »

de l’instruction.

Homo non vivitur pane. L’homme ne vit pas seulement de la vie matérielle ; il a des besoins intellectuels à satisfaire. « Il n’est plus tempsiii5 d’examiner si les lumières ont été nuisibles au monde ou non ; elles ont inondé l’univers ; leur flambeau a porté partout la chaleur et son éclat. L’esprit humain, dirigé par lui, s’est élevé à une hauteur dont il ne peut plus descendre. » L’homme, ce roseau pensant, comme dit Pascal, a besoin d’un aliment à sa pensée. Il ne le puise que dans l’instruction. Ici se trouve encore le nécessaire avec ses limites que j’ai posées plus haut. Il ne s’agit pas de faire des savans de tous les hommes ; mais il faut à tous les hommes cette instruction élémentaire qui les civilise, et leur apprenant leurs droits, leur enseigne aussi leurs devoirs. Alors disparaîtront la grossièreté, la brutalité qu’on reproche à la classe pauvre ; alors, et comme par enchantement, se développeront les vertus morales, dont le germe est en elle.

Bien vêtus, bien logés, bien nourris, suffisamment instruits, et avec plus ou moins d’avantages physiques et intellectuels, comme j’ai dit dans mon précedent [6.2]article, tous les hommes riches ou pauvres seront égaux. Le problème de l’égalité sociale sera résolu au profit de l’humanité.

Ici, je croyais ma tâche finie, mais je m’aperçois que, pour compléter ce système social, il faut attaquer un préjugé auquel je n’avais pas pris garde. C’est celui qui consiste à différencier les professions, à en regarder quelques-unes comme honorables, d’autres comme viles.

Je m’explique : à l’exception des arts si libéraux, à l’exception des travaux du génie, je regarde, et je proclame que toutes les professions sont égales entre elles. Je ne vois pas la différence du porteur d’eau à l’épicier du coin, lorsque ce porteur d’eau sera aussi bien vêtu, aussi bien logé, aussi bien nourri, et enfin aussi instruit que lui, et je passe sans rougir, de cet épicier au banquier dont le comptoir est au-dessus.

Le développement de cette proposition, sera le sujet d’un dernier article « De la noblesse des professions. »

Marius Ch.....g.

Notes (DE L’ÉGALITÉ SOCIALE.)
1 L’auteur de ce texte est Marius Chastaing d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 Jean-François Butini publie son Traité du luxe en 1774.
3 La question du logement est capitale au cours du XIXe siècle et les enquêtes sur les conditions de vie de la classe ouvrière ne manquent pas, à commencer par celle du Docteur Déville en 1832 : « Les logements y sont divisés en chambres et cabinets ayant vue pour la plupart sur des cours étroites et mal aérées. L’élévation des maisons, leur saleté à l’intérieur et les familles nombreuses qui les encombrent font de ce quartier un des plus malsains de la capitale » [cité par Jean-Marc Stébé, Le logement social en France (1789 à nos jours), Paris, P.U.F., 2002 (1e édition, 1998), p. 31].
4 Jean-Charles Laveaux (1749-1827), libraire grammairien, historien, avait enseigné la langue française à Bâle, Stuttgart, Berlin avant de revenir en France à Strasbourg puis à Paris vers 1789. Durant la révolution il dirigera plusieurs journaux, notamment Le Journal de la Montagne (1793-1794). Il avait publié en 1784, Les nuits champêtres par M de La Veaux.
5 François Antoine Boissy d’Anglas (1756-1826), avait publié en 1793, Essai sur les fêtes nationales, adressé à la Convention Nationale.

 

 

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